REFUGES

« Si mon père a été si fier que j’aie publié un livre, au point de m’écrire pour m’en féliciter, c’est que j’avais sans doute accompli son rêve. J’avoue que l’écriture, ce point commun inattendu entre lui et moi, commence à fissurer ma carapace de colère et de dégoût. Comme le Monsieur Teste de Paul Valéry, mon père est l’auteur de mille histoires qu’il n’a jamais écrites que dans sa tête. À son sujet, on peut parler d’un processus constant d’invention, de réécriture de sa vie. Il a sans cesse cherché à se réfugier dans une reconstruction acceptable, vivable, du monde extérieur, et c’est en soi une activité de romancier. On se fabrique les refuges que l’on peut. Et puisque écrire, c’est habiter le monde d’une façon différente, c’est vivre à l’intérieur des histoires qu’on se raconte, je me demande ce qui distingue fondamentalement les écrivains des mythomanes. Sur son bureau, quelques stylos sont encore en bon état. Un Montblanc à pompe que j’offrirai à mon fils, en souvenir de son grand-père, un critérium et un stylo plume Parker en laiton doré, que je garderai pour moi, comme son briquet Dupont, doré lui aussi. » Vanessa Springora, Patronyme (2025)

https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/livres/vanessa-springora-autrice-du-livre-qui-accuse-matzneff-pourquoi-n-a-t-on-rien-fait-01-01-2020-8227179.php

Les années de vie ont ceci de bon qu’elles créent une réserve quasi inépuisable de rencontres, d’humains côtoyés de près ou de loin, de femmes et d’hommes croisés au cours d’un voyage en train, dans une file d’attente, de couples bruyants à la table d’à côté de la brasserie qu’on découvre pour la première fois ou de l’estaminet qu’on fréquente assidûment et dont on connaît toutes les répliques et toutes les mimiques du serveur en chef. Puis, on complète cette galerie avec les êtres qui peuplent notre quotidien, ceux qu’on croise chaque matin et qu’on salue chaque soir, celui ou celle qui partage notre vie et notre chambre à coucher et ceux avec qui on a grandi et qui demeurent parfois des énigmes à part entière. 

Dans cette galerie étoffée mois après mois, on note une constante : nous sommes tous à la recherche d’un refuge, d’une espèce de paradis perdu qui nous permettrait de sauter du train, de rejoindre la berge peut-être plus sûre, de souffler un instant, de nous dilater dans un temps moins fou et qui sait, de tout recommencer en mieux ?

Copyright : Lise Paty

Pour certains, comme le père de Vanessa Springora, Patrick, le refuge tient à la quantité d’histoires inventées et narrées à autrui, histoires où il incarne toujours le héros, où il peut être aimé et admiré, où il est autre et où la vie devient alors un peu plus tenable… Pour d’autres, le refuge, c’est le père qu’on a tant aimé et admiré à en rendre jalouse la mère et qu’on a perdu prématurément, alors on revit indéfiniment les années de l’enfance, les années de complicité, les années où l’on n’était pas encore seule. Pour d’autres encore, le refuge est bâti sous l’impulsion de la colère, une colère « juste », celle qui comptabilise tout ce qu’on n’a pas eu et qu’on aurait dû avoir, celle qui est née avec persistance sous la volée des coups physiques et verbaux figeant la larme de l’enfant en perle glacée indestructible. Et l’on passe des années à peindre ce nouvel album de vie avec les parents qu’on aurait dû avoir, offrant le soutien matériel et émotionnel qui aurait permis de pousser un peu mieux et un peu plus droit et de rencontrer les bonnes personnes et de prendre les bonnes décisions. On attend, montant la garde devant ce refuge amer, que justice nous soit enfin accordée, mais en vain, alors on maudit le Créateur encore et encore et on reste en vie en remerciant la colère pour tous les coups qu’on parvient, aujourd’hui, à rendre… D’autres, enfin, soignent tout et tout le monde pour être soignés et réparés à leur tour. Dans cet hôpital de campagne, on laisse s’échapper l’odeur entêtante et saline des pleurs de l’enfance non pleurés et non consolés qu’on croit retrouver dans les grands yeux fiévreux des autres qui n’ont rien demandé et ne comptent pas restés alités jusqu’à la fin de leurs jours ! 

Pour moi, il est étourdissant de réussir à discerner, avec de plus en plus d’acuité, la silhouette de l’enfant dans les contours de l’adulte. Un petit être qui gémit dans la douleur depuis si longtemps, qui attend dans une cellule grise et froide sommairement travestie en salle de jeux le secours et les étreintes de l’adulte. L’enfant tape de plus en plus fort sur les parois de la solitude jusqu’à faire vriller l’adulte qui a grandi physiquement, mais pas émotionnellement. Si vous observez attentivement les êtres les plus tristes, en colère et abîmés, vous finissez par distinguer au fond de leurs grands yeux, le regard plein d’incompréhension de l’enfant. Est-il seulement possible et imaginable que deux êtres aussi éloignés dans le temps cohabitent pendant de si longues années ? Oui et aussi longtemps que l’enfant n’aura pas été consolé et guéri par la voix apaisante de l’adulte… Je parle bien sûr de l’adulte qui était enfant et pas un être extérieur à soi, pas un parent, pas une figure tutélaire du passé, mais soi-même.

Copyright : Lise Paty

C’est alors qu’on peut se raconter l’Histoire, la sienne, la vraie et faire la paix avec elle… Finies les histoires – les autres – les postures, les refuges de fortune qu’on s’est forgés toutes ces décennies pour survivre, c’est-à-dire vivre un peu moins mal. Ça semble si simple ainsi écrit et c’est pourtant si difficile d’aller trouver et réconforter l’enfant blessé qui s’est cogné la tête contre tous les bords de notre âme morcelée, celui qui nous faisait toujours réagir ainsi et toujours avec la même impulsivité et irréflexion, celui qui criait et pleurait en nous dérobant notre énergie vitale, celui qui rompait sans cesse avec les autres et larguait les amarres avant de le regretter amèrement, celui qui nous ramenait sans cesse au même mur infranchissable de solitude et de silence.

Je crois l’avoir déjà écrit, mais ma grand-mère est décédée il y a un an exactement.

Elle et sa maison où j’ai passé tant de vacances au cours de mon enfance étaient mon refuge.

La maison a été vendue après le décès de son mari, Robert, mon grand-père et Raymonde, ma grand-mère, est venue vivre tout à côté de mes parents. Elle a pleuré secrètement les mois qui ont suivi ce changement de vie à un âge déjà avancé, car elle n’avait plus sa maison, son refuge et le mien. Une plaie du passé se réouvrait : tout comme elle avait perdu sa maison du Tréport bien des décennies plus tôt pour partir à l’autre bout du monde sur un petit caillou sans impôts, elle avait perdu sa maison du Loir et Cher, la dernière sur la route du Poirier Pigeon… Sa maison de la route du Poirier Pigeon, un petit segment bleu sur Google Maps ou encore la tache aveugle sur la grande carte de la France, elle en était l’âme et la propriétaire exemplaire. Elle y avait accroché et rangé les quelques brides de son passé – un passé de grande voyageuse qui la distinguait tant du reste de sa fratrie picarde – des souvenirs du Pacifique, de l’Afrique, du Canada et c’était déjà beaucoup pour la petite fille qui avait, jadis, arpenté en galoches les champs ingrats d’Hargicourt et enfoncé ses mains dans la terre grasse et rude de la Somme. 

Raymonde, elle avait un cœur aussi grand et généreux que les énormes framboises qu’elle cueillait, bichonnait et récoltait chaque été pour les transformer en confitures et coulis. Il n’y a pas à dire, elle était faite pour être grand-mère et elle sentait toujours bon la généreuse cuisine à base de crème fraîche et d’amour à laquelle elle se livrait matin et soir en prenant garde d’ouvrir grand les fenêtres donnant sur son paradis de roses rouges. Peu de voitures passaient devant la maison sans portail et les étés y étaient très doux et très très simples. 

Copyright : Lise Paty

Pourquoi est-ce que je retourne sans cesse dans cette maison au bout de la route du Poirier Pigeon ? 

Je rêve souvent que j’entrouvre la porte d’entrée ou celle de la cuisine pour la retrouver avec sa voix forte, rassurante et pleine d’accents joyeux, je rêve tout simplement que je la retrouve… Mon enfant intérieur avec qui j’ai pourtant beaucoup communiqué ces dernières années et que j’ai réconforté à plusieurs reprises et conduit dans les champs de marguerites ne trouve nulle consolation et s’accroche à ce refuge caché sur le petit segment bleu indiqué par Google Maps. Il arrive qu’à mon réveil et ayant à nouveau perdu Raymonde ma tristesse soit infinie et le vide étourdissant sous mes pieds et haletant dans ma poitrine.

Je sais, pourtant, qu’il faudra bien avancer et quitter la maison de mon enfance sans la vouer à l’oubli.

Je me dis alors qu’écrire sur elle pourrait bien être l’unique moyen d’habiter une fois encore sa maison, la dernière de la route du Poirier Pigeon, vivre quelques temps à l’intérieur des histoires qu’elle m’a racontées encore et encore et qu’on a tous fini par se raconter sans en connaître ni le début, ni la fin, ni les détails, ni les transitions. Raconter son histoire et la nôtre, l’histoire des femmes qui l’ont suivie, autant de vies minuscules gagnées par les non-dits, les répétitions et les silences lourds de sens. Raconter cette histoire pourrait être la clé de toutes les autres et écrire pourrait-il alors guérir elle, elles – ses descendantes – et moi-même ? 

La simplicité d’un coquillage…

« Nous, les femmes d’aujourd’hui vivons chaque journée en funambules. Même le trapéziste est un amateur en comparaison ! Regardez-nous ! Nous courons sur une fine corde quotidiennement, portant en équilibre une pile de livres sur la tête. Le sac pour bébé, le parasol, la chaise de cuisine, le tout sous contrôle. Tout doux ! Les sages ne nous ont pas mis en garde contre l’idée de vivre dans la simplicité, mais plutôt contre celle de vivre dans la multiplicité. Cette vie-là conduit non pas à l’unité, mais bien à la fragmentation. Elle ne conduit pas à la grâce, au contraire, elle détruit l’âme. » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Vendredi dernier, j’ai dit à mon mari que je partais quelques jours au bord de la mer, dans mon refuge au pied des falaises de craie… Il connaît mon besoin de retraite et de silence et plus que quiconque, il mesure à quel point cela est indispensable à mon équilibre intérieur, pour éviter la fragmentation et l’éparpillement devenus notre mode de vie quotidien en ce haut XXIe siècle.

« Mais ce que je veux plus que tout – en fait, comme fin à tout autre désir – c’est être en paix avec moi-même. Je veux que mes yeux soient fixés sur un seul objet, que mes intentions soient pures, que ma vie soit centrée pour ainsi mieux porter les obligations et les activités qui sont les miennes. Je veux, en réalité – pour reprendre le langage des saints – vivre ‘dans la grâce’ aussi longtemps que possible. Je n’emploie pas ce terme dans un sens uniquement théologique. Par ‘grâce’, j’entends une harmonie intérieure, essentiellement spirituelle, qui peut se traduire en harmonie extérieure. Il est probable que je sois en train de rechercher, ce que Socrate demande dans sa prière tirée du Phèdre : ‘J’aimerais trouver cet état intérieur de grâce spirituelle, état qui me permettrait d’agir et de donner tel que je suis censé le faire aux yeux de Dieu’. Aussi vague que soit la définition, je crois que la plupart des gens sont conscients de ces périodes ‘de grâce’ et de ‘non grâce’, bien qu’ils emploient d’autres mots pour les décrire. Dans ce premier état heureux, il semble qu’on porte toutes ses tâches avec légèreté, comme menées par une belle marée ; et dans l’état contraire, on peut à peine faire ses lacets… » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Je vous écris comme on lancerait une bouteille à la mer, les orteils dans la végétation sèche si caractéristique des sentiers côtiers, le regard perdu dans l’alignement des falaises jaunâtres et les oreilles bercées par le ronronnement continu des vagues mousseuses bien des mètres sous moi. Je ne sais pas pourquoi la musique maritime m’apaise autant, c’est comme une promesse que tout ira bien « come what may »…

Je vous écris parce que j’ai cessé de parler, j’ai à peine croisé quelques randonneurs et d’un commun accord, sans employer aucun mot, nous nous sommes fait le signe habituel : « je te salue, mais laisse-moi encore un peu avec moi-même… »

J’ignore pourquoi cette démarche vers la solitude et le silence est tant décriée voire méprisée par une catégorie d’individus toujours affairés, toujours souffrants, toujours en passe de sauver l’humanité – rien que ça. Se replier revient à céder à soi, donc à l’égoïsme. Se replier, c’est tourner le dos au groupe, quel qu’il soit et forcément passer pour étrange, ermite, faible : « elle, on ne sait pas comment la prendre… ».

La vérité est que s’extraire de l’aliénation toujours croissante de notre monde hyper connecté devient une démarche « dangereuse ». Si je m’arrête quelques instants, si je renonce à la parole, à tout ce qui m’occupe pour masquer le néant, je pourrais bien voir. Et voir de cette distance fait tomber les masques et les schémas relationnels tellement cycliques et tellement fous dans leur répétition stérile que certaines relations disparaîtront d’elles-mêmes.

Si je rentre dans un processus de guérison par les vagues, par la sensation des brindilles sèches entre mes orteils, par l’odeur terreuse du chemin totalement vierge que j’emprunte, cela signifie que je n’aurai plus aucune excuse. Plus aucune excuse pour toujours m’abîmer dans mes vieilles plaies ouvertes. Plus aucune excuse pour m’accrocher à toi dans ma douce dépendance. Plus aucune excuse pour te détester, toi, qui sembles tout avoir et tout réussir. Plus aucune excuse pour repousser éternellement le changement et l’imposer à toi avec qui je vis. Plus aucune excuse pour rester l’enfant dégoulinant de sanglots inconsolables et qui jamais ne grandit.

En écrivant cela, je distingue une lueur de soleil – la toute dernière de cette journée de Grâce – tombant sur la falaise rognée devant moi. Dans quelques minutes, je pourrais bien être surprise par ce bain de lumière chaud et inespéré d’un vingt-sept février. L’hiver est en train de reculer et tout renaît enfin, moi aussi, encore une renaissance, un geste d’amour immense offert à moi-même sans rien attendre.

Il y a dix jours environ, en manque d’allumettes, j’ai proposé de les remplacer par un spaghetti – ça va vous sembler bizarre toute cette histoire – mais c’était la solution de remplacement idéale pour enclencher la combustion d’un feu, d’une cheminée d’appoint. D’où pouvait me venir cet élan d’ingéniosité ? J’avais le sentiment d’une leçon apprise dans une autre vie, d’un déjà-vu mais dans lequel je n’étais que témoin, puis exécutrice de l’idée de quelqu’un d’autre. Bien des heures plus tard, le souvenir m’est revenu. C’était il y a huit ans exactement, ailleurs, bien loin de mon pays mais pas loin de la ligne de l’Équateur, avec celui que je connaissais à peine et qui me voulait dans sa vie, d’un commun accord avec sa famille. Allumer un feu sous la poêle avec un spaghetti parce qu’on manquait d’allumettes, remuer une recette qui venait de lui sous la chaleur accablante, en sueur, toujours en sueur, fatiguée de tout, ne comprenant rien à ce chapitre étrange de ma vie… Ces secondes, je les ai vécues et revisitées mille et une fois quand je suis rentrée en catastrophe de ce « voyage » – plus un « hors-temps » d’ailleurs en y repensant – croyant qu’à force de les épuiser soit je comprendrais ce qui m’était arrivé ou qui était cet homme, soit je finirais par croire que rien de toute cette histoire ne s’était réellement passée…

Il arrive qu’on croit ne jamais se repaître assez de ce qui nous a fait tant souffrir, que la vie finira par reprendre son cours, mais que l’esprit restera lui enfermé dans cette prison de la mémoire créée par ceux qui nous ont tout pris, ou presque. Seulement voilà, le temps vient à bout de tout et on oublie la personne même qui tenait initialement le spaghetti sec entre ses doigts. La libération accompagnée de la douce guérison de l’âme est arrivée il y a trois ans au bord de ces mêmes falaises, au rythme des mêmes vagues raclant les galets noirs, gris, blancs, sous le soleil timide d’un printemps prématuré. J’ai tout abandonné, tous ces souvenirs obsédants, toute cette emprise invisible de l’autre, toutes mes plaies encore à vif, toutes mes peurs de renouer avec la vie et avec les hommes, tout ce qui était confortable mais mortifère et un souffle de grâce a frappé contre les vitraux colorés de ma cathédrale intérieure. La lumière avait enfin sa place. Je savais que je finirais par oublier…

Il me semble, aujourd’hui, que la femme de trente-cinq ans que je suis, a dû tapoter l’épaule de la femme embryonnaire d’il y a trente-six mois – c’est court et long à la fois trente-six mois – en lui chuchotant juste au creux de l’oreille que tout finirait par passer et qu’elle était faite, conçue même pour la joie et non pour les larmes. Renouer avec les éclats de rires de l’enfance insouciante, cette période qui précède le temps des cadres, de la honte, de l’abandon, des multiples masques qu’on essaie jusqu’à ne plus reconnaître le contact de la peau rose sous la rigidité du velours, refaire le chemin en arrière, se réconforter et s’entendre respirer calmement, calmement et intuitivement.

Je ne puis plus endurer tous ces discours amers et extrêmes des femmes-anti-hommes, fruits d’une expérience malheureuse – unique ou cyclique – mais trop satisfaites de pouvoir s’y baigner encore et encore jusqu’à ce que la haine soit assez forte et tenace pour anéantir la moitié de l’humanité. Ces combats, qui deviennent ceux de toute une vie, masquent le chemin ardu de la guérison, chemin possible, j’en témoigne aujourd’hui. Retour à la simplicité et à la vérité dans une parole jaillissant du silence, silence que je me suis accordée quelques jours de l’année dans l’étreinte de la Création bienveillante :

« Mais il existe bien des façons de vivre, on trouve même diverses techniques pour atteindre la grâce. Et ces techniques ou moyens peuvent être cultivés. J’ai appris par l’expérience et par bien des exemples ou encore par les écrits de tant d’autres, eux aussi lancés dans cette quête, que certains environnements, certains modes de vie, certaines règles de conduite sont plus propres que d’autres à apporter l’harmonie intérieure et extérieure. Il est, en réalité, certaines routes qu’on doit emprunter. Simplifier son existence en fait partie. Je veux dire par là, mener une vie simple, choisir comme coquillage le plus léger à porter – faire comme les bernard-l’hermite. » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Je vous souhaite de trouver votre coquillage de simplicité pour vivre avec un peu plus de légèreté…

LISE

ÉVEIL…

On parle beaucoup d’ « objectifs », de « résolutions » chaque mois de janvier de chaque année. Il en résulte un abonnement à la salle de sport, un régime, un coaching, une thérapie, ou bien une liste longue comme le bras du plan d’attaque parfait contre le grand méchant « Procrastination » !

La pensée m’est venue que le changement ou l’éveil est un processus bien plus sérieux, bien plus dérangeant et bien plus continu. A la fin du mois de décembre 2023, j’ai fini après un an de lecture, de mots griffonnés dans la marge et de passages soulignés deux à trois fois Quand la conscience s’éveille du prêtre jésuite Anthony de Mello. C’est une amie très chère qui me l’a offert au crépuscule de 2022 en m’assurant que ma vision de la vie, des autres et surtout de moi ne serait plus jamais la même, elle avait raison !

@ChristopherKing.photographie

Cette lecture comme d’autres constituent des dates-clés dans mon existence, mais uniquement si l’action de lire a été les prémices d’un changement intérieur bien réel et d’une traversée toujours nécessaire du désert, de mon désert, endroit absolument solitaire et brûlant où l’on accepte d’abandonner toutes les attaches faussement rassurantes, toute dépendance, toute habitude, tout conditionnement, toute fausse croyance, en bref tout ce qui définit « le vieil homme » dont parle la Bible pour aller à la rencontre d’une nouvelle vérité transformatrice et donc, d’une conversion.

Tony de Mello écrit : « Spiritualité signifie éveil. La plupart des êtres sont assoupis et l’ignorent. Ils sont nés endormis. Ils vivent dans leur sommeil ; ils se marient dans leur sommeil ; ils conçoivent leur progéniture dans leur sommeil ; et ils meurent sans même se rendre compte qu’ils ont passé leur vie endormis. Ils ne saisissent jamais le charme et la beauté de cette aventure que nous appelons l’existence. »

Il est bien vrai que nous ne sommes qu’une poignée à accepter le chemin de la transformation spirituelle parce qu’il est tout aussi vrai que nous ne savons pas être seuls. L’arrachement de la naissance nous a laissés dans un tel effarement que nous faisons tout pour ne plus jamais renouveler cette terrible expérience : le froid, la lumière aveuglante, la cacophonie, la séparation et la peur… La peur, face cachée de l’amour, du véritable amour, non pas de celui qui s’accroche et qui donne pour ne pas perdre, mais celui qui irradie naturellement sans même se rendre compte qu’il donne à l’autre, l’amour jaillissant de la plus grande et de la plus belle des libertés. Faites de moi un être libre et je saurai aimer : moi, Dieu et mes semblables.

Avant mon premier éveil spirituel, je me suis accrochée à une relation toxique, disons à tout un tas de relations toxiques par peur du froid, de la lumière aveuglante, de la cacophonie, de la séparation et du vide. Craindre de ne plus être aimé ou pas pour ce qu’on est réellement fait faire les plus grandes folies et finit par conduire aux plus belles leçons de l’existence, à condition que l’on accepte de traverser ce désert solitaire après avoir été consommé et consumé autant qu’il est possible. Quand je parle de relations toxiques, il s’agit autant du domaine amoureux que familial, amical et professionnel. La vérité est que personne ne veut vous « voir » pour qui vous êtes réellement et depuis toujours, on a juste besoin de vous comme sauveur des causes désespérées et l’attirance entre votre besoin d’être aimé et celui d’être sauvé en face de vous est si puissant que le lien est quasi automatique…

J’ai perdu ma voix, véritablement ma voix physique, j’étais plongée dans la stupéfaction et le silence tant j’avais vogué loin de moi-même et de ma voix intérieure. Ma psychologue de cette époque – époque que j’aime appeler « retour de l’enfer » ou « back from hell » (ça sonne quand même mieux en anglais) – m’a alors expliqué que mes extinctions chroniques de voix étaient le signe que j’avais perdu les deux : ma voix et ma voie. Combien elle avait raison ! J’ai parlé de tout ça dans mon premier roman Starry, starry night donc il ne me semble pas nécessaire d’y revenir. La conclusion est simple : j’étais sur le point de me marier en dormant, d’avoir des enfants en dormant, de faire plaisir à tout le monde en dormant, donc de vivre en dormant pour les trente bonnes prochaines années et ce faisant de mourir à petits feux… Il a raison Tony ! Quel visionnaire !

Aujourd’hui, je constate avec effroi que la plupart des gens que je rencontre sont endormis métaphoriquement parlant. Ils vivent mais par nécessité, par habitude, bien conditionnés pour mener la vie parfaite qu’on leur a inculquée. Ils font ce que leurs parents faisaient et eux-mêmes ont fait ce que leurs parents faisaient vingt ans plus tôt et ainsi de suite… La chaîne générationnelle peut bien être pourrie par les secrets enfouis et les blessures émotionnelles, ce qui compte c’est que la vitrine à offrir aux regards des passants soit propre et nettoyée chaque dimanche matin. Quelle tragédie ! Quelle prison ! Ne vous voyez-vous pas déjà taper la vitre violemment, y projeter votre souffle haletant jusqu’à ce que la buée produite par votre propre colère recouvre tout. Vous étouffez ? c’est certain !

Ce bon Tony dirait que c’est très bien que vous étouffiez dans le 8m2 de votre vie conditionnée car c’est le début du réveil ! Puis, il est temps de sortir et de découvrir le monde réel et non pas celui fantasmé à travers les récits angoissants qu’on a pu vous marteler toutes ces années. Il est temps d’abandonner la voie de l’auto-sacrifice qui ne fait des autres de vos débiteurs éternels, ou encore la voie de la rigidité qui fait de la peur son maître, ou bien la voie de l’enfant qui ne devient jamais adulte et reste à la maison certain que des loups l’attendent à la sortie de la propriété, ou encore la voie de la colère qui s’intime le changement par le dégoût de soi… Tous ces états sont ceux de la division, car on ne peut pas être un quand on est hors de soi, hors de la vie, hors du divin intrinsèque, donc hors de l’amour.

L’éveil spirituel est un état très doux. On y trouve le repos, la fin des conflits intérieurs irritants et donc des conflits extérieurs gangrenant le quotidien. C’est le refuge après une longue marche dans les sentiers froids et boueux de l’hiver, le feu de cheminée vous attend et un état de paix indicible. Peu à peu, le refuge devient le Patronus ou encore la pensée positive qui permet de voler sous les grains de magie de la Fée Clochette. C’est la bulle lumineuse dans laquelle je commence chaque journée pour ne plus être tentée de revêtir mon masque social de sauveur. Mon Patronus à moi, c’est une maison en bord de mer baignée par la lumière du matin, avec les vagues qui lui lèchent les pieds, l’air salin qui fait tout pousser et la solitude bénie.

J’ai construit ce refuge année après année et j’ai fini par trouver l’homme qui était prêt à le respecter. À l’inverse des relations toxiques, il existe des cercles vertueux : la lumière attire la lumière, la liberté, les êtres également libres, l’amour véritable des cœurs généreux, la mer le vent du large… Au début de notre relation, et ça m’arrive encore de « rechuter », je demandais constamment à mon homme s’il m’aimait, puis si c’était bien vrai tout ça, tout ce bonheur. J’avais encore peur de perdre, de le perdre ou de me perdre – la frontière est bien mince. J’avais envie d’aimer plus complètement, mais j’avais aussi terriblement peur. Peur de tout bouleverser, de vivre avec lui, peur du mariage, du changement, du chiffre deux (et on m’invitait déjà à passer à trois ?). Tony écrit que l’opposition entre le Bien et le Mal est en réalité une opposition entre l’Amour et la Peur. Tout ce qui est bon dans ce monde vient de l’amour supérieur et tout ce qui est mal de la peur, émanation du traître Ego.

Pour ma part, j’ai vécu bien trop d’années dans la peur et j’ai fini par la détester, cette fausse amie qui nous susurre que, grâce à elle, rien de terrible ne va jamais arriver. Au contraire, elle nous prive de tout, de la vie, de la paix, de l’amour par ce tourbillon des angoisses dans lequel elle nous plonge. Certaines personnes en tombent malades, leur état psychique n’y résiste pas…

Mais j’ai découvert une leçon de vie fort précieuse : la peur n’est qu’une illusion, un brouillard artificiel qui s’enfuit en un claquement d’espoir et de joie. Elle est une arme puissante des forces ténébreuses et des personnes qui nous entourent pour nous manipuler, nous assujettir voire nous annihiler. Il m’est arrivé de regarder la peur droit dans les yeux et elle n’avait plus rien à dire, tout sonnait faux.

J’ai alors décidé de me donner une immense vague d’amour et Dieu a démultiplié cette énergie positive pour me rendre complètement libre. Je sais aujourd’hui que rien n’est jamais acquis, rien n’est certain et tout peut changer, et c’est tant mieux et même les fameux nuages de l’Étranger de Baudelaire finissent par passer…

« Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »

Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869

Le désir de s’éveiller donne naissance à tant d’événements imprévus mais si beaux quand j’y pense ! Cependant, le réveil ne saurait plaire à tout le monde. Certaines branches ne résistent pas au vent du changement et aux mots vrais, ceux qu’on a trop longtemps tus par peur de déplaire. Je suis de plus en plus en paix face à cela. Chacun choisit et se doit d’être responsable de ses choix. Si la relation ne résiste pas au tomber de masque, c’est peut-être qu’elle n’était pas honnête et vraie, chacun jouait sa partition tout en étant imbriqué dans celle de l’autre et on répétait ce manège encore et encore sans être vraiment satisfait de cette mélodie grinçante.

Pour conclure, je dirais que nous devons plonger dans ces vagues de réveils successifs et je souhaite que 2024 soit encore une année de dépouillements : dépouillement des faux-semblants, dépouillement des croyances limitantes, dépouillement des conditionnements néfastes, dépouillement de l’Ego qui s’offense si vite et si fort. Je souhaite à nouveau rentrer en moi-même et prendre ma place dans la Création. Je souhaite renouveler les vœux que nous nous sommes échangés mon mari et moi dans cette pièce si privée et si lumineuse quelques minutes avant notre union, pas de témoins si ce n’est les Cieux souriants, pas de masques, juste nos âmes sincères que la vie avait durement éprouvées et nos cœurs libres et tendres. Je n’ai pas d’autre exemple de choix plus libre et plus conscient joint au tien que ce jour-là d’avril, mon amour. Nous continuons de nous choisir et d’apprendre à mieux aimer sans plus avoir peur.

Hier, j’ai souri sous un rayon de soleil inattendu de janvier en sortant de ma voiture et j’ai été baignée par l’amour de l’univers. Tout était bien et je le savais…

« La motivation qui nous conduit sur le chemin spirituel est de nous transformer nous-mêmes afin de pouvoir aider les autres à se libérer de la souffrance »

Matthieu Ricard, Le Moine et le Philosophe

LA VIE

On parle beaucoup et fort de « la vie ». Concept, tracé linéaire, chemin, succession de jours encore et toujours à l’infini d’une existence pourtant bornée. J’ai découvert que « la vie » pouvait également s’apparenter à un fluide coulant en nous, à une énergie insoupçonnée appelant à elle d’autres énergies de la Terre, alimentant notre souffle, nos cellules, notre corps matériel, notre corps émotionnel et notre corps spirituel.

Il y a quelques jours je roulais vitres ouvertes, l’air était chaud, je traversais un espace de verdure, d’arbres, de billes de lumière perçant les feuilles inégales, l’odeur terreuse montait au nez, ma peau absorbait le soleil d’été et je me sentais terriblement vivante… J’étais en paix et en parfaite harmonie avec mon environnement. Tant d’étapes avaient été franchies ces dernières semaines, tant de conflits intérieurs et extérieurs avaient été soldés, tant de Grâce m’avait été accordée que j’étais remplie de cet amour inouï de l’Univers. Amour qui ne se mendie pas, qui ne se monnaye pas, qui ne se dérobe pas, car on ne triche jamais avec la Création. Il est là tout autour de nous et je crois que c’est bien ça la vie dans sa plénitude au sein d’un monde si imparfait et asphyxiant parfois. Ces quelques minutes dans ma voiture, j’ai accueilli l’amour de l’Univers et je me suis sentie bel et bien hors du temps et hors d’atteinte. C’est une histoire entre Lui et moi et c’est bien comme ça, non ?

Je pense aux conseils voire aux exigences qu’on nous impose sur comment vivre, comment « mener sa vie » avec une certitude bien présomptueuse quant aux conséquences attendues et nécessaires. Pour ces personnes-là qui se disent « bien intentionnées » et « guidées par le souci, l’amour et j’en-passe », il n’existe qu’un seul chemin de vie, tout le reste est une erreur, un dérapage incontrôlé et la promesse d’un malheur…

Il ne viendrait à l’idée de personne que ces échanges musclés et guidés par « le souci, l’amour et j’en-passe » sont des manifestations d’une certaine manipulation psychologique et émotionnelle, une invasion dans l’espace privé du libre arbitre si nécessaire à la vie voire un comportement hautement abusif !

Il s’avère que ces individus donneurs de leçons guidés par « le souci, l’amour et j’en passe » sont en réalité totalement dépourvus de la vie dans son abondance et son courant enivrant, car quand on est rempli de cette énergie positive, on trouve enfin le centre de tout : son centre, celui de son être et de son existence et il est hors de question de l’abandonner pour envahir celui de l’autre.

Être vivant, c’est comme le berger Santiago de Coelho pouvoir parler le langage de l’Univers, dialoguer avec le vent du désert et les éléments et trouver ainsi sa place dans le grand tout. On prétend connaître et tout intellectualiser, mais en vérité on ne connaît jamais les êtres que nous côtoyons dans leur entièreté et leur mystère, ils nous sont offerts un moment pour que deux énergies vitales circulent librement mais ils ne nous appartiennent pas, nous devons alors admettre que nous ne savons rien, comme dirait Socrate, très peu sur nous et quasiment rien sur l’autre…

Ce jour est enfin arrivé où je suis rentrée en moi-même. L’humilité qui consiste à admettre qu’on ne sait rien devient un espace entrouvert où le langage de l’Univers, ce qu’on appelle « la vérité » peut affluer en nous, nous remplir, faire reculer les ténèbres et habiter le divin. Mais cette démarche suppose qu’on quitte le groupe pour s’entendre respirer, penser, se confronter à ses vieux démons de l’enfance, se voir dans toute son imperfection et sa faiblesse avant de mieux tout embrasser. Faire tomber le masque et ne plus jamais le porter pour plaire aux parents, au grand frère, à la grande sœur, aux donneurs de leçons, aux juges en cartable, à l’amoureux et j’en passe.

Puis le don nous est fait d’apprendre à aimer l’autre sans égocentrisme, sans fuite loin de nous-mêmes, sans faux-semblants. Deux énergies se frôlent et valsent ensemble à la perfection dans un glissement de peau à peau, des baisers sont soufflés, des caresses échangées et le Créateur sourit sur ses créations. La vie devient plus pressante, palpable, réelle et pleine dans le don échangé de l’amour. L’aimer lui sans tout savoir, sans vouloir tout savoir et sans s’accrocher par peur du vide. Pleurer après avoir crié le vrai et s’être souvenue de ce qui retenait l’énergie vivace des sens, faire entrer la vie, la sienne, la mienne et la nôtre dans le glissement des voiles tout contre la porte-fenêtre, aspirés par l’air chaud du dehors puis l’air chaud du dedans…

Clowns tristes

26 JUILLET 2022

Vous êtes assis(e) à une table de café, vous regardez le couple en face de vous et comme si cette occupation voyeuriste n’était pas suffisante, vous consultez votre fil d’actualité sur FB, puis Instagram, puis… Arrêtons-là, non ?

Vous vous roulez dans ce liquide collant, c’est forcément de la mélasse, que constituent le bonheur présumé d’autrui, la réussite d’autrui, la vie parfaite et sans nuages d’autrui, la silhouette sans cellulite d’autrui, l’intérieur « maison témoin » d’autrui, etc. etc. etc. Et ça peut durer longtemps, des heures, une journée, toute une vie…

Toute l’existence microfilmée d’autrui devient l’œil du cyclone intérieur, le point de rupture, le goût amer et insatiable de l’envie, de la frustration, de la tristesse. Dire que vous vous mettez dans un tel état pour… rien ! La vitrine que chacun crée sur les réseaux sociaux n’est pas plus réelle et consistante que celle des Galeries Lafayette et Printemps à l’approche de Noël.

Chaque perso est rembourré, chaque sourire est fabriqué, chaque éclairage est préparé, chaque décoration et « home » ginger bread ont été mille fois ratés avant d’être achetés à la va-vite au rayon « suédois » d’IKEA à deux minutes de la fermeture. Notre monde a fini par tout fabriquer, même le bonheur. Nous le consommons et le consumons d’autant plus facilement que nous espérons en avoir plus que les autres et plus souvent, de préférence.

Notre monde a fini par tout fabriquer, même le bonheur.

Vous avez beau être fin connaisseur de ces mécanismes de la société de consommation ultra connectée, il n’en demeure pas moins que vous finissez toujours par donner dans le drame quand vous croyez être le seul humain à accumuler les déconvenues, pas tout le temps, non, mais là ça fait quand même beaucoup…

Alors votre attention se fixe sur un ami, qu’il soit vrai ou supposé, FB ne fait pas la différence, qui lui/elle semble tout réussir à mesure que tout vous échappe : vous-voilà abîmé dans le rôle du looser intégral, également nommé « anti-héros » et l’autre, c’est votre double inversé, le winner, le véritable héros qui vient à bout de tout (sachant que son « tout » semble quasi « rien » en comparaison de votre « grand malheur ») et surtout de votre esprit « fair-play » !

Autrefois, le voyeurisme s’attaquait à vos stars préférées dévorées par les paparazzis du haut de leur Olympe. En principe, vous reveniez rapidement à la réalité.

Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont libéré la parole des « comme vous », ces « comme vous » qui semblent faire « mieux que vous » et ça, ça vous bouffe quoi que vous en disiez ! Les plus prolixes sont souvent les plus stupides sur l’échelle de Richter, on leur a donné le micro H24 et ils ne veulent plus le lâcher, ils ravagent tout sur leur passage et surtout le bon goût, la retenue, le mystère. C’est quasiment une atteinte à la pudeur !

Leur règle de vie est simple : ils achètent, ils achètent, ils achètent et ils le disent, ils le disent, ils le disent ou encore ils possèdent, ils possèdent, ils possèdent, puis ils vendent, ils vendent, ils vendent, eux-mêmes, leur image, leur dignité, leur vie privée et tout un tas d’autres mots en [é] (les pires rimes si vous voulez mon avis).

Leur patronyme devient un nouvel hashtag, l’équivalent d’une marque en pré-vente et leur famille, une série de plantes vertes pour habiller le décor virtuel de leur réussite, et surtout la réussite avec un grand « R ».

Donnez-moi une ligne un temps soit peu sensée à lire sur les réseaux sociaux ? Partout, c’est le règne de l’égo, un clown grotesque et presque triste qui est en fin de carrière et refuse encore de quitter les planches, les projecteurs plongent dans les ténèbres un à un, mais le clown refuse de rejoindre les coulisses, il n’est plus rien d’autre qu’un clown et il n’a plus personne pour l’applaudir, il attend sans savoir quoi exactement, il attend d’exister aux yeux de quelqu’un, faute d’exister à ses propres yeux qui ne savent même plus pleurer tant ils ont disparu sous le grimage écaillé.

Nous sommes entourés de clowns tristes, peut-être même en suis-je un tandis que j’écris cet article et dresse le portrait de mes contemporains avec trop d’ironie ? Plus encore que nos anciens, nous avons plongé dans un monde virtuel et dangereux où les acteurs principaux et secondaires sont impossibles à sentir et à toucher, ils ne sont que des images, souvent de très belles images, mais ce ne sont que des images.

Nous sommes tellement prompts à fuir la vie pour rejoindre celle des autres, véritable décor de cinéma digne de Judy Garland, aux frontières floues et déroutantes. Alors nous basculons dans le mensonge, celui des autres, le nôtre, celui des « puissants », pour devenir le clown triste et lunaire qui se rejette lui-même autant qu’il adhère à la perfection fabriquée d’autrui.

Quand je sens cette pulsion d’envie, d’insatisfaction, cette crise de larmes qui gronde dans la gorge, cet écran de fumée qui me coupe de tout ce qui pourrait me rendre heureuse, je quitte la terrasse du café, je me nettoie de FB et je rentre en moi-même. Retrouver l’instant présent qui seul est bien réel, suffisant et régénérant, car c’est de lui que part toute forme de vie, la vie et ma vie.

Variations sur Antigone

J’entends dire fréquemment que « c’est comme ça », « on n’y peut rien », « c’est le coup du destin », « je suis dans une impasse », « je n’ai pas eu ça », « je suis différent et je n’y peux rien », et ainsi de suite, et ainsi de suite… A croire que l’être humain s’acharne depuis la nuit des temps à s’enfermer dans un destin injuste et tout tracé, comme si la petite Antigone coincée entre les quatre murs du théâtre et de son palais ne cessait de nous hanter et de dessiner les contours d’une révolte intestine et familiale nous menant tout droit à la solitude et à la mort.

Après tout, ce n’était pas son affaire à Antigone d’aller enterrer son frère, leur guerre fratricide ne la concernait pas non plus, le suicide de sa mère, l’errance aveugle de son père, le gouvernement autoritaire de son oncle, rien de tout cela ne la concernait réellement. Embrasser ces causes perdues était pourtant si facile et si tentant, se laisser emporter malgré elle dans un tourbillon familial et dans une vie qu’elle n’avait pas choisie, histoire de ne pas avoir à décider, à choisir, non, glisser jusqu’au bord du gouffre où ont plongé tous les siens, où tout le monde plonge d’ailleurs, comme si le vertige, l’horreur, le sentiment d’être condamnée donnaient de l’épaisseur à son être et à sa vie.

Bien que nos épopées familiales soient bien moins chaotiques et mortelles, je remarque aujourd’hui que nous sommes nombreux à vivre et à continuer de vivre selon l’énergie et les choix de nos pères et par « pères », j’entends « parents, ascendants ». On vit pour eux, comme eux, par peur de vivre tout court. Bien souvent, nous n’avons même pas conscience de nous être faufilés dans la vie de quelqu’un d’autre, d’avoir endossé le costume d’une mère, d’une grand-mère, d’un arrière-grand-père et de frôler le sol moite et lisse d’une scène de théâtre obscure d’un pied hésitant sur un air entêtant et emportés dans une chorégraphie qui n’est pas la nôtre et que nous n’exécutons qu’approximativement parce que tout sonne faux, si je puis dire.

Il arrive qu’on soit ainsi dépossédés de sa vie pendant une bonne vingtaine d’années, tout en étant persuadés de rentabiliser le souffle qui nous est prêté. Comment alors imaginer que nous soyons portés par des pensées, des énergies, des vécus qui ne sont pas les nôtres ?

Le point de décrochage de ce destin que nous avions collé à notre peau s’amorce dès que nous observons avec stupeur l’écart abyssal entre cette vie et l’être intérieur, physique, émotionnel, complet que nous sommes réellement et depuis toujours. Une dissociation s’opère et un battement de cils suffit à nous montrer la vérité enfouie depuis si longtemps : nous n’avons jamais voulu sauver notre famille, les autres, nous n’avons jamais désiré cette relation dans laquelle nous nous sommes violemment absorbés, nous n’avons jamais accepté de nous diluer à l’infini, nous n’avons jamais aimé nous voir aussi diminués et muets aux portes des vents dominateurs et capricieux de ces autres qui ne se remettent jamais en question et utilisent l’empathie dont nous nous sommes couverts par peur d’être rejetés le jour où quelqu’un finirait par découvrir notre personnalité véritable et fantasque.

Un jour, je me suis posé cette même question : comment ai-je pu museler mon âme aussi longtemps ? comment ai-je pu ainsi m’absenter de la pièce froide et minuscule où je m’étais tapie ? comment ai-je pu m’oublier le jour même où mon devoir le plus important était d’entendre mes propres confidences et de me donner la main pour apprendre à marcher ?

Dieu n’a jamais voulu ça et n’en demandait pas tant.

La vérité est que nous sommes encore si nombreux, trop nombreux, à enterrer nos frères comme Antigone dans l’humidité rose d’une aube funeste, précipitant notre mort, celle de la vie que nous pourrions embrasser si nous rejetions des combats épiques qui ont déjà décimé des générations entières. Une lignée de malheureux, de proscrits, de non vivants, de sacrifiés ne nous supplierait-elle pas d’arrêter ce cercle tragique qui nous enferme dans la répétition des mêmes erreurs, des mêmes paroles, des mêmes émotions destructrices ?

Aux portes de la légèreté, de ce monde de lumière où l’on voit mieux, où l’on voit bien, nos pères ne nous diraient-ils pas de déposer leurs armures une bonne fois pour toutes ? d’être la joie si nous sommes joyeux ? d’être la vie si nous sommes vivants ? d’être la voix si nous sommes bavards ? d’être le pardon si nous sommes généreux ? d’être la nouvelle terre si nous sommes voyageurs ? d’être le chant si nous sommes inspirés ? d’être l’amour si nous sommes tendres ?

J’aime me répéter que nous sommes tout ce que nous désirons, que notre vie est donc la succession de nos désirs profonds, que tout change et nous aussi devons changer pour ce qui n’était qu’à peine murmuré autrefois. Ce que les autres ont désiré ne nous concerne plus, ce qu’il ont fait, nous ont fait n’est qu’un épisode ou détour clôt sur la route complexe qui se fait plus précise à mesure que nous emportons sable et graviers. Ce que nous redoutons devra être affronté, puis déposé au sol dans la cascade stridente et mécanique d’un heaume qui tombe avant d’être balayé.

Il m’arrive de planer à la fine surface de l’eau, sur le dos, les yeux perdus dans le ciel bleu de l’été, filtrant les quelques nuages cotonneux. Je sens alors que tout s’en va : mes douleurs, mes frustrations, mes vains combats, mes angoisses vaseuses, et puis celles des autres. Rien de ce que j’ai vécu n’était inutile. Rien n’est perdu. Rien n’est affublé du post-it « trop tard ». Je me relève alors dans une rafale d’eau et je sens la sève de la vie me chatouiller les orteils et remonter le long de la peau, cette enveloppe de peau qui absorbe tout, parle de tout, pleure et se fendille parfois, se reconstitue, s’adoucit, se fait la toile de la beauté, le verre éblouissant du soleil, cette peau qui empêche l’âme de s’éparpiller et de se perdre dans le vaste univers.

LISE

« Comprendre… Vous n’avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a dans ses poches au mendiant qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu’à ce qu’on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant. » Antigone

C’est alors que j’ai écouté le Silence…

6 AOÛT 2020

«  Il resta assis calmement à écouter le silence. Il s’aperçut que durant la majeure partie de sa vie, il n’avait jamais vraiment écouté quelqu’un ou quelque chose. Le bruissement du vent, le crépitement de la pluie et le chant de l’eau courant dans les ruisseaux avaient sans doute toujours été là, mais il ne les avait jamais réellement entendus… »

Robert Fisher, Le Chevalier à l’armure rouillée

On pense être revenus plus ou moins à l’essentiel après trois mois de confinement, de silence forcé, de solitude nécessaire. Puis, on se rend compte, il faut bien le reconnaître, qu’on n’a pas vraiment côtoyé le Silence, ou plutôt qu’on l’a vite étouffé à travers cette solidarité planétaire, sociale et virtuelle.

Quand notre libération conditionnelle a été proclamée, nous sommes sortis férocement de nos murs épais et par trop familiers et nous nous sommes plongés avidement, voracement dans un bain de foule, de sociabilité, d’amis, de famille. Nous avons fui le Silence et il s’en est allé pour habiter les temples et les âmes plus réceptives ; vous savez bien, ces âmes fragiles, sensibles, inspirées par les dieux qui sont entre deux rives, celle des mortels et celle des éternels.

Je sais, par expérience, qu’il n’a jamais été aussi difficile d’accueillir le Silence, de se laisser instruire par ce grand maître sans mots qu’à notre époque frénétique. On peut bien nous confiner pendant des semaines, tous les moyens sont bons pour enfermer sur le balcon ce vieil encombrant muet, ce Silence stupide qui nous rappelle la vacuité de toute existence épicurienne. Il suffit de nous connecter aux autres, aux « branchés » du moment, à nos chaînes favorites, au monstre à trois têtes de l’électronique et le Silence s’évapore comme s’il n’avait jamais existé…

Voilà qu’un jour, une tragédie s’abat sur nous. C’était imprévu. Nous n’étions pas préparés. Nous ne l’avons pas vu venir ! comme dirait l’autre. Guerre, deuil, maladie, chômage, divorce, sévices, dépression, etc. Les amis du moment s’éteignent au rythme des engins connectés qui nous tombent des mains dans notre effarement indescriptible. Nous sommes coincés tout de bon, parfois physiquement, parfois émotionnellement, parfois les deux. Aveugles dans ce trou noir à la forte puissance magnétique, notre univers et nous-mêmes sommes aspirés dans ce voyage sans retour vers l’inconnu, vers la lumière de la Vérité que nous cherchions autrefois, puis avons oubliée au détour d’une pause bien méritée qui s’avère avoir duré des années…

Nul besoin de vous dire quel fut mon trou noir à moi, ni même combien de temps je fus aspirée telle Alice au pays des merveilles dans ce tourbillon à la fois court et sans fin. Seul compte mon cheminement vers la Vérité. Une amie m’a écrit un jour que nous sommes tous un peu comme ce chevalier de Robert Fisher coincés dans une armure qui nous a protégés pendant des décennies. C’était l’armure de la bravoure, de la compassion, du don de soi, du sacrifice, du « je vais te sauver même de toi-même ». Nous étions tellement persuadés qu’à force d’exploits et de sauvetages on finirait bien par nous décerner quelques trophées qui valideraient notre existence, qui nous révèleraient enfin qui nous sommes et pourquoi/pour quoi nous vivons.

Je vous ai déjà parlé de mon acharnement passé à préparer, passer, repréparer, repasser l’agrégation, de mes nombreuses joutes littéraires et linguistiques pour l’obtenir, de mes échecs cuisants suivis des jours à pleurer, se vautrer, gober le premier film romantique réconfortant qui passait par là, puis repleurer, se revautrer, regober, et ainsi de suite. J’étais persuadée que ma vie était un pur gâchis, que jamais je ne serais heureuse sans ce fichu concours de l’excellence, que jamais on ne me regarderait, que jamais, que sais-je encore. Bref, j’étais anéantie…

Il est certain que cette mésaventure purement académique découvre un schéma ou cercle vicieux propre à tout désir humain non satisfait. Je pourrais l’appliquer à toutes les femmes seules qui désirent désespérément un mari et des enfants, à toutes les autres qui ont le mari, mais pas les enfants, à toutes celles qui ont le mari et les enfants, mais pas l’autre enfant, à ces autres qui ont le mari, les enfants, mais l’un d’entre eux est malade et peut-être ne s’en sortira-t-il jamais, à celles qui ont tout perdu à l’apogée de leur bonheur, à celles qui ont de l’extérieur mais dans la gangrène des sévices domestiques cachés, à celles qui n’ont plus d’espoir et sillonnent le monde pour trouver la force de continuer de vivre, à celles qui se sont perdues dans les bras d’hommes consommateurs et pilleurs, à celles qui n’ont plus que quelques mois à vivre, à celles qui ne veulent plus vivre, à celles qui pleurent et meurtrissent leurs bras sur le carrelage d’une froide salle de bain les jours de tourmente et ont cessé de voir la lumière…

Pourquoi la vie semble-t-elle parfois si injuste ? Pourquoi le sol où j’ai été plantée est-il si aride et si vide ? Se débattre dans ces questions lancinantes ne fait que prolonger la douleur et entretenir ce sentiment néfaste d’apitoiement sur soi. C’est la vie, c’est comme ça qu’on apprend et qu’on grandit. Sans les blessures, il n’y aurait nulle guérison. Et sans la guérison, il n’y aurait pas de Dieu. Nous ne serions alors que des créatures contingentes sans passé, sans présent et sans avenir, sans espoir, donc. Sans cette opposition si universelle et si caractéristique de tous les âges de l’humanité et de tous les êtres vivants, il n’y aurait jamais de place faite au Silence.

Je l’ai longtemps redouté et repoussé. Je parlais sans arrêt et je me noyais dans les paroles des autres, persuadée que ce bruit de fond persisterait jusqu’à la fin des temps. Je croyais tout savoir et tout comprendre mieux que les autres. Je me trompais. Être humain, c’est justement ne rien savoir. Quand on ne sait rien, on s’agenouille et on demande. Tout le reste n’est que prétention, demi-vérités et fausses croyances.

J’ai décidé de faire comme le Chevalier à l’armure rouillée. Je me suis assise dans la grande salle froide et obscure du Château du Silence posté sur le Chemin de la Vérité et j’ai cessé de parler pour la première fois de ma vie. J’ai inspiré, expiré, inspiré, expiré pendant des heures, des jours, des mois, et c’est alors que mon Maître s’est approché de moi. En réalité, ce Maître jusqu’alors inconnu était en moi, il me parlait par les vibrations de son silence tant redouté. Sa voix chaude et si familière dans ma poitrine ressemblait étrangement au va-et-vient de la mer caressant le sable de mon âme.

Le Silence m’a conduite aux portes du monde lumineux de l’Invisible qui a laissé échapper quelques vérités cachées au monde bruyant et bavard. Et dans les replis de mon âme, j’ai vu qui j’avais été, qui j’étais et qui je pouvais être. Cette délicieuse ivresse a envahi mon corps et élevé mon esprit. L’humain a tendance à se considérer au-dessus des autres créations et pourtant, il en sait si peu face aux éléments et aux êtres vivants purs qui battent au rythme des vies consacrées, données et écloses. Perchée sur le rocher d’une crique déserte, le dos baigné par un soleil de fin d’après-midi, les pieds glissant sur l’eau fraîche et transparente qui s’avançait, puis reculait, s’étirait, puis s’évanouissait, j’ai compris que je ne savais rien. Tout est illusion. Pourtant, ce rocher, ce soleil, cette mer savaient, eux. Ils savaient ce qu’ils devaient faire, quand ils devaient le faire et comment le faire, parce qu’ils connaissaient le nom et l’amour de Celui qui les avait créés.

Pourquoi douter de desseins éminemment bons ? Pourquoi remplacer cette sagesse souveraine par notre hubris capricieux ? Je crois que ces trous noirs de notre existence sont magnétisés pour nous forcer à lâcher nos vaines prétentions, nos rancœurs, nos insatisfactions, notre orgueil, nos jugements sur les autres, le monde, nous-mêmes. Tous ces parasites que nous portons malgré nous s’accrochent à la paroi tandis que nous continuons de tomber jusqu’au plus profond des silences.

« […] il se sentait seul maintenant, assis dans cette pièce qui ressemblait à une tombe. Sa propre souffrance, sa propre solitude, le submergèrent. […] Il pleura si longtemps que ses larmes débordèrent par les trous de sa visière et mouillèrent le tapis sur lequel il était assis. Elles coulèrent vers la cheminée et éteignirent le feu. La pièce tout entière finit par être inondée et le chevalier aurait failli se noyer si une autre porte n’était apparue dans le mur juste à ce moment-là. »

Robert Fisher, Le Chevalier à l’armure rouillée

Il faut des larmes et du silence pour que l’armure rouillée finisse par se détacher et tomber sur le bord du Chemin de la Vérité. Je crois que nous ne pouvons pas sauver les autres, pas même nous-mêmes, quand on y réfléchit bien, en tout cas pas seuls. Le Silence nous permet d’entendre notre voix intérieure, la voix de Dieu, qui finira par nous conter l’histoire de la vie à la lumière d’une torche de connaissance oubliée.

Je continue de gravir mon chemin rocailleux et solitaire. Il me suffit de reconnaître que je ne sais rien pour que de nouvelles vérités me soient murmurées à la pointe d’une falaise venteuse, dans le creux d’une vague saline, dans la fraîcheur d’une forêt vieillissante ou bien sur le moelleux d’un tapis de méditation improvisé. Telle est la loi de l’Amour inconditionnel qui régit l’univers…

LISE

« Every morning I walked the circumference of the island at sunrise, and walked it again at sunset. The rest of the time, I just sat and watched. Watched my thoughts, watched my emotions, watched the fishermen.

The Yogic sages say that all the pain of a human life is caused by words, as is all the joy. We create words to define our experience and those words bring attendant emotions that jerk us around like dogs on a leash.

We get seduced by our own mantras […] and we become monuments to them.

To stop talking for a while, then, is to attempt to strip away the power of words, to stop choking ourselves with words, to liberate ourselves from our suffocating mantras.

It took me a while to drop into true silence. […]

Then everything started coming up. […[

I knew that I needed to do this and that I needed to do it alone… »

Elizabeth Gilbert, Eat, Pray, Love

DÉSIRS ET RESPONSABILITÉ

7 JUILLET 2020

On pense, à tort, aujourd’hui qu’on doit fuir les contrariétés, contourner les obstacles, doper les échecs pour qu’ils ne soient aux yeux des autres que des réussites et assimiler la douleur à une horrible punaise qu’il faut écraser séance tenante. Seulement, on le sait tous, la punaise écrasée, ça pue, c’est le cas de le dire ! Quelle solution nous reste-t-il ? Febreze bien sûr ! On asperge, on asperge, on revisite les quatre saisons de Vivaldi version « aérosols » et on finit par croire qu’on est bien assis dans un champ de coquelicots !

Si la vie était aussi simple qu’une séance « insecticides » et « produits ménagers », ça serait un vrai jeu d’enfants, non ? D’un côté, on fuit toute forme de contrainte et on se drogue au gaz hilarant d’une vie réussie sous contrôle et de l’autre, on se noie dans l’étalage des traumatismes intimes, à croire que le plus célèbre est le champion des écorchés. Où s’en est allée toute la pudeur du monde ? Je vous le demande…

Du fake à l’obscène, il n’y a qu’un pas… Mais pourquoi un tel grand écart ? En vérité, dans un cas comme dans l’autre, on rejette le taux « trauma » inhérent à chaque existence humaine, on orchestre des procès familiaux posthumes ou à huis clos, on cherche des coupables et on finit par les trouver !

Je suis pour la responsabilité individuelle : il est bien sûr nécessaire de démêler le vrai du faux. Qu’est-ce que j’ai subi ? Pourquoi m’a-t-on décerné le meilleur rôle de « coupable », « victime », « vengeur » toutes ces années ? Comment en suis-je arrivé(e) à faire de ma vie une mission sauvetage-famille ? La responsabilité nous rend la vue et nous conduit à la vérité de l’Univers.

Cependant, il me semble dangereux d’arrêter un tel parcours à : « c’est la faute de tes parents », « ta vie est fichue », « ça n’aurait pas dû se passer comme ça », « c’est injuste »… On dégringole peu à peu la pente abrupte de l’Absurde sur laquelle Beckett aimait tant nous pousser. Autrefois, on dévalait comme des tonneaux la pente de la culpabilité, du mal-être et de la tristesse, aujourd’hui, on sombre au pas de course dans un ravin de colère et d’amertume sans nom. Quelque chose ne change pas : notre étiquette de « victime » ou d’agneau à l’abattoir, si vous préférez.

Savoir doit conduire au choix de la responsabilité. Reprendre les rennes de sa vie dans la pleine conscience de qui nous sommes, de ce qu’on accepte et n’accepte plus, de ce qu’on désire là, maintenant, tout de suite, nous rend pleinement libres. L’apprentissage de la liberté dans la responsabilité est tellement grisant !

Pourtant, je sais également combien la responsabilité peut s’arracher dans la douleur et les larmes, car il est tellement plus aisé de la jeter dans les bras de quelqu’un d’autre en espérant qu’il fera le travail à notre place et nous amènera les solutions sur un plateau d’argent. Être responsable à chaque instant, à chaque minute est épuisant d’une certaine façon, comme le serait toute conduite d’une locomotive dans un manège déraillant à cent à l’heure.

Je ne sais pas pourquoi la vie est parfois si difficile, pourquoi il existe tant de souffrances, pourquoi nos familles sont si dysfonctionnelles malgré tous les efforts qu’on fait pour que ça colle d’une façon ou d’une autre, pourquoi les relations homme/femme sont si fragiles et précaires. Nul doute que la co-dépendance est un fléau qui remplace la responsabilité et assemble les individus dans une toile d’araignée inextricable. La mère, le père, l’enfant, la sœur, le frère, plus personne ne sait distinguer ce qu’il/elle ressent de ce que l’autre ressent, tout est sujet à la tristesse et à la colère, tout devient montagne infranchissable et éclairs zébrant le ciel pesant.

Cependant, j’ai bien acquis une certitude : jamais aucun autre siècle n’a été tant victime de mensonges, d’oasis de bonheur, d’égoïsme destructeur. Je m’explique. Pensons-nous réellement que le mariage est un long fleuve tranquille jamais à sec, jamais acide, jamais invasif ? J’oubliais. Ma…quoi ? Mais enfin, c’est le siècle de l’union libre ! Merci Mai 68 ! Remarque : jamais les individus n’ont été plus prisonniers de leur liberté sexuelle. Ils s’écorchent, écorchent les autres et donnent vie à des écorchés en devenir (quand ils ne les font pas disparaître à coup d’avortement, très « responsable » le coup de l’avortement, quand on y pense).

Les femmes et les hommes d’aujourd’hui ont totalement intégré le dicton « brûler la chandelle par les deux bouts », mais bon quand on a tout brûlé, que reste-t-il ? Osons les mots, les brûleurs de chandelles sont des (auto)destructeurs dans l’âme. Ils pensent : « plus on consume/consomme, plus on est heureux », admettons que c’est très étrange comme maxime ! Bientôt il n’y aura plus rien à consommer sur la planète, chez l’autre, en soi et on verra alors distinctement ce vide sidéral dans lequel on a plongé il y a bien bien longtemps.

Il suffirait qu’un instant, un seul, on attrape notre Responsabilité si précieuse pour que la terre recommence à tourner rond. Vous voulez savoir si vous êtes déjà tombé nez à nez avec votre Responsabilité, posez-vous les questions suivantes :

Qui suis-je réellement ?

Je connais mes besoins, vraiment ?

Quelles blessures de la vie je porte encore aujourd’hui ?

Est-ce que j’utilise l’autre (mon conjoint, mes enfants) pour noyer mes propres blessures ?

Est-ce que je sais être heureux(se) dans la solitude la plus complète ?

Qu’est-ce que je désire au fond de moi, là, maintenant, tout de suite ?

Qu’est-ce qui a une vraie valeur ? Qu’est-ce qui n’en a pas ?

Suis-je lucide dans mes relations aux autres ? Ou bien est-ce que je préfère jeter sur eux le poids de ma honte ?

Est-ce que je sais me projeter et étudier les conséquences de mes choix avant de passer à l’action ?

Qu’est-ce que je dois et devrai toujours respecter ?

Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à trouver le bonheur ? D’ailleurs, qu’est-ce que c’est le bonheur ?

Suis-je connecté(e) avec mon âme et mon corps ?

Quelle est ma place dans le monde ? Quelle est sa destinée ?

J’aime me poser ces questions très régulièrement. Cet entretien avec moi-même est si important pour rééquilibrer et retravailler ma trajectoire. La course folle à l’aveugle ne nous conduit bien souvent qu’à courir dans le brouillard. Courir pour courir, je ne vois pas trop l’intérêt, moi la « grande » sportive ! J’ai longtemps assimiler l’existence humaine à mon arrivée à la Gare du Nord (Paris). Tout le monde court, se presse et me presse suivant des lignes diagonales invisibles. Si je veux survivre et éviter de me faire écraser, bousculer, voler, je dois marcher plus vite que les autres, ne regarder personne dans les yeux, ne pas réfléchir, juste courir, descendre pour attraper la première ligne de métro que j’aperçois, parce que c’est ce que tout le monde fait, non ?

Tout le monde couche avec tout le monde, tout le monde colle son enfant devant les écrans H24, tout le monde s’amuse et obéit à la loi du Plaisir, tout le monde accepte la corruption, tout le monde écrase les autres pour réussir professionnellement, tout le monde court avant que la mort ne les attrape, personne ne n’appesantit sur la possibilité d’une vie spirituelle, si la loi du plus grand nombre est la seule valable, allons-y les gars !

Qu’en est-il de ma Responsabilité ? Je la vends contre un plat de lentilles sans sourciller, parce que c’est bien ce que tout le monde fait, non ? N’existe-t-il pas pire prison que la perte de son droit d’aînesse contre un vague délice des sens ? Des forces obscures nous ont liés par ce que nous avions de plus divin et que nous avons cédé contre un oasis à bas prix. Le jeune berger de Coelho aurait pu arrêter sa quête à la boutique de cristaux qui lui promettait opulence, renom, facilité. Il a bien failli oublier le rêve qu’il avait fait, le trésor au pied des pyramides, la femme aimée qu’il ne connaissait pas encore pour un bonheur factice :

« Il avait travaillé toute une année pour réaliser un rêve, et ce rêve, de minute en minute, perdait peu à peu de son importance. Peut-être parce que ce n’était pas son rêve, en fin de compte. »

Paulo Coelho, L’Alchimiste

Le Confinement m’a appris une grande vérité : nourrir de faux désirs, c’est-à-dire des désirs qui ne sont pas les miens, que je ne portais pas aux origines finit par me faire oublier qui je suis réellement et pourquoi je suis venue sur terre. Le monde nous pousse à désirer, désirer, désirer, mais ce ne sont que des désirs à durée limitée qui ne conduisent pas loin, voire nulle part. Les années passent et nous finissons par accepter d’oublier qui nous sommes et ce que nous avons longtemps désiré pour quelques plats de lentilles bien réconfortants ! Nous avançons dans la forêt fantastique, comme Bastien, en quête de pouvoir et de reconnaissance jusqu’à nous perdre complètement :

« L’emblème te donne un grand pouvoir, il exauce tous tes désirs, mais en même temps il t’enlève quelque chose : le souvenir de ton univers. »

Michael Ende, L’Histoire sans fin

Je me suis promenée en forêt récemment. Au bout de mon chemin, j’ai découvert avec stupéfaction un immense arbre déraciné, tombé, mort au milieu des fougères et de ses frères qui eux avaient tenu bon au milieu de la tempête. J’ai ressenti la tristesse infinie de cet arbre. Lui qui jadis touchait les nuages et dominait tout le bois était allongé, terrassé, anéanti par un vent du Nord qu’il n’avait ni prévu, ni jamais ressenti pendant toutes ses décennies d’opulence. J’ai touché l’écorce froide et sèche, la sève avait cessé de couler depuis plusieurs jours, les animaux qui s’y réfugiaient avaient fui, tout était triste et seulement triste. J’ai rêvé pouvoir insuffler dans ce bois craquelé et vide un peu de ma vie, c’est-à-dire de cet amour de l’Univers qui remplit chaque créature vivante. Une voix m’a murmuré que je ne pouvais pas sauver l’arbre, mais que je pouvais me rappeler de toujours nourrir ma sève, mon essence, mes désirs pour que rien n’arrache mes racines prématurément, pour ne pas grimper trop haut et tomber, pour ne pas courir plus vite que je n’ai de force, pour ne pas oublier d’où je venais. Je crois que beaucoup vont tomber et qu’il n’y aura personne pour retenir leurs branches et leurs racines, car ils sont les seuls maîtres de ce qu’ils alimentent et abritent sous l’écorce…

Nous sommes ce que nous choisissons de nourrir en nous et nous devenons ce que nous désirons.

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DIFFICILE D’ÊTRE FEMME

18 JUIN 2020

« C’est difficile d’être une femme au XXIème siècle… On nous a appris à être indépendantes, polyvalentes et brillantes. Nous sommes des vraies femmes, « libérées » au bon sens du terme, mais il y a encore du machisme. C’est difficile avec les hommes. Soit ils nous contrôlent, soit ils sont faibles. En bref, ils sont décevants… »

J’entends souvent ce discours et ces interrogations chez mes amies et connaissances. Jamais la femme n’a été plus perdue qu’au siècle de sa « libération ». Étonnant, non ?

Avez-vous remarqué le nombre de femmes « libérées » désespérément larguées, désespérément seules ? La femme est devenue cet atome flottant dans l’univers, dilaté et errant, navire sans ancre, sans port, sans homme. Moi aussi je pensais comme ces femmes autrefois, j’étais fière de mon indépendance, de mon cynisme, de mon non-conformisme au modèle traditionnel de toutes mes cousines mariées à la ribambelle et casées à qui mieux mieux.

Je me disais « Pouah ! Les couches sales qui traînent sur le rebord de la baignoire ! Ça craint ! Moi ? Prendre la température des gosses ? Jamais ! ». Bref, vous l’aurez compris, j’étais bienheureuse dans mon célibat 4****. À moi les soirées popcorn et comédies romantiques ! À moi la gym et les abdos quatre fois par jour (comme si je prévenais les rondeurs d’une future hypothétique grossesse ou bien neutralisais les pots de Ben and Jerry gobés devant le sourire béat de Keanu Reaves une fois qu’il retrouve enfin sa Kate perdue dans le temps avec qui il communique via une boîte aux lettres magique – concept franchement niais quand on y réfléchit) !

J’appartiens à cette génération de femmes qui ont baigné dans la romance fabriquée par les studios Hollywood, Bollywood, Neuneuwood et donc je n’ai jamais rien appris de l’amour véritable qui se construit année après année avec un homme normal, ouais, pas romantique en fait, un homme du monde réel, quoi ! Mais voilà je me suis noyée, comme tant d’autres, dans le miel trafiqué à forte teneur en sucre industriel et 0% de ce que les bei-beilles butinent, pensant qu’un jour ma vie pourrait ressembler à ça !

Of course, un gars qui grimpe à l’échelle d’un immeuble en brique de Brooklyn avec des fleurs sous le bras ou dans la bouche, ça court les rues ! Ou bien le type genre Duc made in Hugh Jackman qui débarque du XIXe siècle pour griller des tartines sur votre plateau petit déjeuner tout préparé et se lever quand vous quittez la pièce, j’y crois, à force de me mordre les lèvres, il va bien tomber d’une faille spatiotemporelle ! Tout est réglé en 1h40 de film, alors vous finissez par vous dire que sur une moyenne de dix ans, il y a bien un homme romantique qui va vous proposer quelque chose, non ? Sauf qu’il y a le type respectueux, travailleur, responsable et timide qui travaille dans le même bureau que vous, mais qui n’a aucune chance, et ouais, pas assez beau, pas assez entreprenant, le best friend à vie et encore !

S’il ne s’agissait que de scénarios bas de gamme et irréalistes, passons, mais il y a les dix bonnes minutes où le romantique dévore les joues de l’ingénue, la nuit où elle abandonne toute retenue et hop, c’est une maîtresse ! Rassurez-vous, all is right, il y aura une petite dispute, mais ils finiront par se rabibocher et peut-être songer à un enfant ou deux, enfin, quand ils auront épuisé la case « amusements et voyages haut de gamme », la case « chien de compagnie ou mini bébé » et désireront un mini-moi pour leur survivre.

Nous, les femmes du XXIe siècle, nous sommes perdues à force de mensonges commercialisés, de cures de jouvence, de quêtes effrénées de ce qui fait vibrer, de gars d’une nuit, de surconsommation du corps. Nous nous sommes perdues dans les vaines promesses et dans l’oppression des faibles hommes qui se déguisent en champions du romantisme pour nous appâter, avant de consommer notre corps, le temple de la vie, et de nous larguer avec d’autres vies minuscules qui n’ont rien demandé de tout ça, qui n’ont pas choisi d’être enfants de quinzaine, orphelins mais pas sur le papier, victimes de notre égoïsme légendaire.

Nous n’avons pas pensé, non, nous palpitions à l’appel du romantisme et des nuits torrides que le siècle de la libération et de l’avortement nous offrait sans caution. Nous avons voulu tâter un peu de cette vie d’amours libres autrefois réservée aux hommes. Nous avons appris la consommation et nous avons oublié peu à peu le miracle de la procréation. Quant à celles qui ont répondu tôt à l’appel de la vertu, de la fidélité et de la maternité, nous les avons reléguées au rang des « sans emplois », des rien du tout, des anti working women, des faibles…

C’est alors que les Cieux ont pleuré, longtemps et silencieusement, ils se sont penchés sur les berceaux vides, les lits du plaisir et les enfants apeurés dans le noir qui découvrent le nouvel appartement de Maman, le nouveau copain de Maman, le nouveau weekend chez Maman, la gorge serrée, ces enfants peuvent à peine respirer et ils se demandent pourquoi ils ne se sentent plus en sécurité nulle part, mais seuls, désespérément seuls…

Les Cieux ont pleuré, la Création a gémi et a voulu voiler sa face à tout jamais pour ne plus voir le monde des hommes se prostituer et se détruire, ces femmes et ces hommes qui devaient les gouverner et leur montrer la voie, désormais perdus, errants, solitaires, sans racines ni rameaux, habitant une douleur infinie et sombre.

J’appelle à une libération de la femme, non pas à une libération-mutation qui fait des femmes les hommes durs de demain, non, j’appelle à une libération du mensonge, des compromis, de l’exploitation du corps sous toutes ses formes, de la sexualité sans responsabilité, sans promesse, sans amour, sans vertu, du mépris et de l’anéantissement de l’homme si différent et si complémentaire.

Il n’est difficile d’être femme que le jour où l’on ne sait plus qui on est, qui on aime et ce en quoi on croit…

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ET L’HOMME S’EN RETOURNA À LA CAVERNE…

16 AVRIL 2020

CONFINEMENT : SEMAINE 5

Ou quand la Caverne confortable est devenue une Prison blindée

On tient un bon titre pour lancer une allégorie de la condition humaine : Le Vieil Homme et la Mer disait Ernest Hemingway, aujourd’hui, je dirais plutôt L’Homme et la Caverne, et dans quelques semaines : Le Vieil Homme et la Caverne. De quoi s’agit-il ?

C’est une épopée très XXIe siècle : l’Homme habite sa caverne ou sa solitude par désir d’absolu, et surtout de silence… Non il ne se jette plus à la poursuite d’un monstre des mers de l’Ancien Monde pour remplir son estomac affamé ; non il ne choisit plus le Grand Bleu comme compagne fidèle et confidente de ses tourments ; non il n’est plus dans une barque mais une caverne ; non il ne chasse plus le mammifère marin mais bien la femme.

Vous l’aurez compris, l’Homme avec un grand H ce sont les hommes éternellement sur les sites de rencontre(s), mais éternellement célibataires, éternellement aux études, éternellement en formation, éternellement en CDD, éternellement instables, éternellement seuls… Eh oui, le mot est vif, ça fait mal, mais j’ai promis de ne dire que la vérité, toute la vérité et encore la vérité.

LE RETOUR À LA CAVERNE

Pour faire simple, je les appelle les Hommes des Cavernes, car ce sont ceux qui ont choisi délibérément de retourner à leurs chaînes après avoir été éclairés par le Savoir, l’Intelligence (du moins on l’espère), la Sagesse (la… quoi?), la Sociabilité présents à la surface. C’est théorique, parce que certains n’ont pas toujours la chance d’être bien et assez longtemps « éclairés ». Mais passons. Platon n’avait pas vu les hommes du XXIe siècle venir. Comment aurait-il pu imaginer qu’une armée de geeks (nouvelle dénomination pour « gnomes », oui, c’est plus smart) élaboreraient des cavités, des tunnels, des fourmilières bien solides et bien connectées pour fuir la lumière aveuglante du monde réel ?

La Renaissance et l’Humanisme ont éclairé et changé l’humanité et pourtant, nos petits bonshommes se sentent plus à leur aise dans les ténèbres des entrailles de la Terre, avec pour seule lumière, non plus le feu des premiers hommes (les plats préparés réchauffés, ça va quand même plus vite que la chasse et la pêche), mais l’écran tactile de ces engins électroniques.

confinÉ dans la caverne

Cependant, le confinement a bouleversé tous les paramètres de cette vie recluse bien huilée. L’Homme de la Caverne ne peut plus remonter à la surface quand la batterie du portable est déchargée, quand les désirs du corps se font sentir, quand il faut aller travailler (de temps en temps), quand un besoin fou de voyager solo lui prend, et ainsi de suite…

Il est bel et bien enchaîné à son trou infâme et glauque pour une durée indéterminée et tout à coup, l’Homme de la Caverne ne trouve plus son insouciance passée drôle, mais alors plus drôle du tout. Après avoir écoulé toutes les séries Netflix possibles (de préférence, les plus abrutissantes pour éviter de penser), l’Homme de la Caverne donnerait tout ce qu’il possède (ou possèdera, parce que là, tout de suite, il n’a pas grand chose) pour devenir le pêcheur d’Hemingway et partir ainsi à l’aventure sur les mers chaudes et froides, bref mourir avec panache et non pas en mode loqueteux.

L’Homme de la Caverne commence à tout jeter contre les parois humides de la grotte, il crie, il hurle, il pleure et il finit par comprendre que oui, enfin, c’est pas trop tôt la lucidité, il est SEUL, complètement seul et peut-être pour toujours (du moins pour les quatre, cinq, six… bon bon j’arrête… semaines).

Deux options se présentent à lui :

1)S’écorcher la main et repeindre son ballon de foot en Wilson (ben ouais, s’il a sauvé Tom Hanks de la folie et de la noyade, encore que… il devrait le sauver de la dépression

2)Éveiller Aurora de son hibernation, car quitte à pourrir dans la Caverne, mieux vaut pourrir à deux (c’est très charitable ça, hein ? Normal, c’est un homme, oups que je suis méchante!)

Qui est Aurora ? Vous ne connaissez pas ? Petite vidéo explicative ci-dessous.

Avant ça, « résumé » : alors, voilà, Jim Preston est réveillé 80 ou 90 ans trop tôt de son hibernation spatiale dû à un dysfonctionnement du vaisseau. Il fait voile avec d’autres terriens bien endormis, eux, vers une nouvelle planète-test, mais découvre avec horreur que maintenant qu’il ne peut plus faire « rompiche » dans sa capsule, il ne verra pas grand chose de cette nouvelle vie interstellaire. Il tient un an et trois mois (il est fort le gars) tout seul, il dort, il mange, il déprime, il dort, il… bon vous l’aurez compris. Et alors qu’il est à deux doigts de mettre fin à ses jours, il tombe sur le visage endormi d’Aurora, une femme brillante, belle… bref, la femme de ses rêves et déclic ! Il lutte contre lui-même, mais n’y tenant plus, il la sort de son hibernation et la condamne ainsi à vivre et à mourir avec lui au milieu de la galaxie.

CRISE SENTIMENTALE

Vous pensez que je délire avec mon allusion au film Passengers, n’est-ce pas ?

Eh bien non. Absolument pas. Plus les semaines passent, plus mes connaissances et amis hommes sont au comble du désespoir dans leur caverne, oups ! studio. Ils n’en peuvent plus. Leur grand rêve de liberté infinie, leur conception du mariage comme une prison dorée, leur égoïsme endémique, plus rien ne tient ! Ils sont prêts à réveiller/épousailler n’importe quelle fille demain, si seulement en bas du contrat de mariage est inscrite, en tout petits caractères, la mention :

« s’engage à descendre dans la Caverne pour une durée indéterminée et ce pour tous les confinements jusqu’à la fin des temps… »

Ça fait peur, hein ?

Le confinement nous embellit Mesdames. Je ne sais pas vous, mais moi, je suis passée de la nana trop intellectuelle, sur-qualifiée, trop passionnée, trop « bien » (ah cet adjectif-là, je me le suis tartiné des décennies et je n’ai jamais osé répondre au gus « c’est probablement parce que tu es trop… faible, nase… oui, enfin t’as compris l’idée) à la plus belle, délicieuse, douce des femmes.

L’Homme de la Caverne, il vaseline, il vaseline. J’ai ma théorie là-dessus : je le soupçonne d’avoir fait une liste d’adjectifs passe-partout sur les murs de sa Caverne et tandis qu’il tapote son Iphone, il choisit, il varie, il reprend, essayant, tant bien que mal, d’être le plus crédible possible. Le geek a passé une formation accélérée de « je parle comme Cyrano », cependant, il a oublié qu’on n’apprend pas tout sur le Net et donc, quand la fille lui demande « Brodez, brodez… », ça finit en mode « Christian panique », c’est-à-dire :

Après avoir tenté de nous prendre pour des sottes, l’Homme de la Caverne commence à comprendre que la femme, cette créature mystérieuse, capricieuse, insaisissable qui reste pour lui, sans nul doute, le plus grand mystère de l’Univers, a besoin d’autre chose que des compliments mielleux (mon dernier en date est « Hello, gorgeous », le type, on se connaît à peine et hop ! je suis déjà « gorgeous », rien que ça ! Rappel : ne jamais commencer par le compliment le plus fort, ce qui suit ne peut être que fade, récité et désamour).

Donc sa dernière stratégie consiste à réveiller l’instinct maternel de la femme. Logique, il ne peut pas l’épater par un bon resto, un bon ciné, un bon apéro, tout ça faut mettre un trait dessus avec la distanciation sociale. Alors, il choisit de parler de ses gros malheurs, pour qu’elle compatisse avant d’être tentée de le dorloter.

« Je suis seul, je suis triste, je suis enfermé, je ne suis pas encore malade, mais qui sait ? »

Arrêt sur image. L’Homme de la Caverne, il joue à quoi là ? Il m’a prise pour Florence Nightingale ? Il croit sérieusement que j’ai envie de le consoler et de le moucher avec de le border pour une bonne nuit de sommeil ? Non, parce qu’il me dit ça à 00h02. Moi, j’ai cru qu’il était un peu plus malin que les autres. Je lui rappelle gentiment que c’est Cyrano qui console et parle d’âme à âme à Roxane sous sa fenêtre et pas l’inverse !

Vous me direz, c’est mon problème… Je suis un peu comme Bathsheba Everdene dans Far From The Madding Crowd :

« I’ve grown accustomed to being on my own. Some say even too accustomed. Too independent. »

Qu’en est-il de la Caverne ? Navrée, mais j’ai déjà mon propre piano, comme aurait répondu n’importe quelle femme du XIXe siècle et mon appartement, comme répondrait n’importe quelle femme du XXIe siècle. On imagine toujours que le vrai amour entre un homme et une femme, ce n’est ni le manque, ni le besoin égoïste, ni la peur de la solitude, ni le mimétisme social. Peut-être faudrait-il que l’Homme de la Caverne commence à se respecter et à s’aimer avant de pouvoir aimer vraiment et pour longtemps. Probable que c’est vieux jeu, idéaliste, dépassé tout ça, probable, mais moi j’y crois et si je considère ce monde usé et malade dans lequel on vit, la consommation de l’autre et de tout n’a pas vraiment réussi ni aux semblants de « familles » ni à la Terre qui se sent maltraitée et déjà condamnée.

Je me prends à rêver que le confinement va produire l’Homme nouveau, celui qui renaît de ses cendres originelles. Je rêve, c’est insensé, je ferme les yeux, et si c’était vrai ?