7 JUILLET 2020
On pense, à tort, aujourd’hui qu’on doit fuir les contrariétés, contourner les obstacles, doper les échecs pour qu’ils ne soient aux yeux des autres que des réussites et assimiler la douleur à une horrible punaise qu’il faut écraser séance tenante. Seulement, on le sait tous, la punaise écrasée, ça pue, c’est le cas de le dire ! Quelle solution nous reste-t-il ? Febreze bien sûr ! On asperge, on asperge, on revisite les quatre saisons de Vivaldi version « aérosols » et on finit par croire qu’on est bien assis dans un champ de coquelicots !
Si la vie était aussi simple qu’une séance « insecticides » et « produits ménagers », ça serait un vrai jeu d’enfants, non ? D’un côté, on fuit toute forme de contrainte et on se drogue au gaz hilarant d’une vie réussie sous contrôle et de l’autre, on se noie dans l’étalage des traumatismes intimes, à croire que le plus célèbre est le champion des écorchés. Où s’en est allée toute la pudeur du monde ? Je vous le demande…
Du fake à l’obscène, il n’y a qu’un pas… Mais pourquoi un tel grand écart ? En vérité, dans un cas comme dans l’autre, on rejette le taux « trauma » inhérent à chaque existence humaine, on orchestre des procès familiaux posthumes ou à huis clos, on cherche des coupables et on finit par les trouver !

Je suis pour la responsabilité individuelle : il est bien sûr nécessaire de démêler le vrai du faux. Qu’est-ce que j’ai subi ? Pourquoi m’a-t-on décerné le meilleur rôle de « coupable », « victime », « vengeur » toutes ces années ? Comment en suis-je arrivé(e) à faire de ma vie une mission sauvetage-famille ? La responsabilité nous rend la vue et nous conduit à la vérité de l’Univers.
Cependant, il me semble dangereux d’arrêter un tel parcours à : « c’est la faute de tes parents », « ta vie est fichue », « ça n’aurait pas dû se passer comme ça », « c’est injuste »… On dégringole peu à peu la pente abrupte de l’Absurde sur laquelle Beckett aimait tant nous pousser. Autrefois, on dévalait comme des tonneaux la pente de la culpabilité, du mal-être et de la tristesse, aujourd’hui, on sombre au pas de course dans un ravin de colère et d’amertume sans nom. Quelque chose ne change pas : notre étiquette de « victime » ou d’agneau à l’abattoir, si vous préférez.

Savoir doit conduire au choix de la responsabilité. Reprendre les rennes de sa vie dans la pleine conscience de qui nous sommes, de ce qu’on accepte et n’accepte plus, de ce qu’on désire là, maintenant, tout de suite, nous rend pleinement libres. L’apprentissage de la liberté dans la responsabilité est tellement grisant !
Pourtant, je sais également combien la responsabilité peut s’arracher dans la douleur et les larmes, car il est tellement plus aisé de la jeter dans les bras de quelqu’un d’autre en espérant qu’il fera le travail à notre place et nous amènera les solutions sur un plateau d’argent. Être responsable à chaque instant, à chaque minute est épuisant d’une certaine façon, comme le serait toute conduite d’une locomotive dans un manège déraillant à cent à l’heure.
Je ne sais pas pourquoi la vie est parfois si difficile, pourquoi il existe tant de souffrances, pourquoi nos familles sont si dysfonctionnelles malgré tous les efforts qu’on fait pour que ça colle d’une façon ou d’une autre, pourquoi les relations homme/femme sont si fragiles et précaires. Nul doute que la co-dépendance est un fléau qui remplace la responsabilité et assemble les individus dans une toile d’araignée inextricable. La mère, le père, l’enfant, la sœur, le frère, plus personne ne sait distinguer ce qu’il/elle ressent de ce que l’autre ressent, tout est sujet à la tristesse et à la colère, tout devient montagne infranchissable et éclairs zébrant le ciel pesant.
Cependant, j’ai bien acquis une certitude : jamais aucun autre siècle n’a été tant victime de mensonges, d’oasis de bonheur, d’égoïsme destructeur. Je m’explique. Pensons-nous réellement que le mariage est un long fleuve tranquille jamais à sec, jamais acide, jamais invasif ? J’oubliais. Ma…quoi ? Mais enfin, c’est le siècle de l’union libre ! Merci Mai 68 ! Remarque : jamais les individus n’ont été plus prisonniers de leur liberté sexuelle. Ils s’écorchent, écorchent les autres et donnent vie à des écorchés en devenir (quand ils ne les font pas disparaître à coup d’avortement, très « responsable » le coup de l’avortement, quand on y pense).

Les femmes et les hommes d’aujourd’hui ont totalement intégré le dicton « brûler la chandelle par les deux bouts », mais bon quand on a tout brûlé, que reste-t-il ? Osons les mots, les brûleurs de chandelles sont des (auto)destructeurs dans l’âme. Ils pensent : « plus on consume/consomme, plus on est heureux », admettons que c’est très étrange comme maxime ! Bientôt il n’y aura plus rien à consommer sur la planète, chez l’autre, en soi et on verra alors distinctement ce vide sidéral dans lequel on a plongé il y a bien bien longtemps.
Il suffirait qu’un instant, un seul, on attrape notre Responsabilité si précieuse pour que la terre recommence à tourner rond. Vous voulez savoir si vous êtes déjà tombé nez à nez avec votre Responsabilité, posez-vous les questions suivantes :
Qui suis-je réellement ?
Je connais mes besoins, vraiment ?
Quelles blessures de la vie je porte encore aujourd’hui ?
Est-ce que j’utilise l’autre (mon conjoint, mes enfants) pour noyer mes propres blessures ?
Est-ce que je sais être heureux(se) dans la solitude la plus complète ?
Qu’est-ce que je désire au fond de moi, là, maintenant, tout de suite ?
Qu’est-ce qui a une vraie valeur ? Qu’est-ce qui n’en a pas ?
Suis-je lucide dans mes relations aux autres ? Ou bien est-ce que je préfère jeter sur eux le poids de ma honte ?
Est-ce que je sais me projeter et étudier les conséquences de mes choix avant de passer à l’action ?
Qu’est-ce que je dois et devrai toujours respecter ?
Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à trouver le bonheur ? D’ailleurs, qu’est-ce que c’est le bonheur ?
Suis-je connecté(e) avec mon âme et mon corps ?
Quelle est ma place dans le monde ? Quelle est sa destinée ?

J’aime me poser ces questions très régulièrement. Cet entretien avec moi-même est si important pour rééquilibrer et retravailler ma trajectoire. La course folle à l’aveugle ne nous conduit bien souvent qu’à courir dans le brouillard. Courir pour courir, je ne vois pas trop l’intérêt, moi la « grande » sportive ! J’ai longtemps assimiler l’existence humaine à mon arrivée à la Gare du Nord (Paris). Tout le monde court, se presse et me presse suivant des lignes diagonales invisibles. Si je veux survivre et éviter de me faire écraser, bousculer, voler, je dois marcher plus vite que les autres, ne regarder personne dans les yeux, ne pas réfléchir, juste courir, descendre pour attraper la première ligne de métro que j’aperçois, parce que c’est ce que tout le monde fait, non ?
Tout le monde couche avec tout le monde, tout le monde colle son enfant devant les écrans H24, tout le monde s’amuse et obéit à la loi du Plaisir, tout le monde accepte la corruption, tout le monde écrase les autres pour réussir professionnellement, tout le monde court avant que la mort ne les attrape, personne ne n’appesantit sur la possibilité d’une vie spirituelle, si la loi du plus grand nombre est la seule valable, allons-y les gars !

Qu’en est-il de ma Responsabilité ? Je la vends contre un plat de lentilles sans sourciller, parce que c’est bien ce que tout le monde fait, non ? N’existe-t-il pas pire prison que la perte de son droit d’aînesse contre un vague délice des sens ? Des forces obscures nous ont liés par ce que nous avions de plus divin et que nous avons cédé contre un oasis à bas prix. Le jeune berger de Coelho aurait pu arrêter sa quête à la boutique de cristaux qui lui promettait opulence, renom, facilité. Il a bien failli oublier le rêve qu’il avait fait, le trésor au pied des pyramides, la femme aimée qu’il ne connaissait pas encore pour un bonheur factice :
« Il avait travaillé toute une année pour réaliser un rêve, et ce rêve, de minute en minute, perdait peu à peu de son importance. Peut-être parce que ce n’était pas son rêve, en fin de compte. »
Paulo Coelho, L’Alchimiste

Le Confinement m’a appris une grande vérité : nourrir de faux désirs, c’est-à-dire des désirs qui ne sont pas les miens, que je ne portais pas aux origines finit par me faire oublier qui je suis réellement et pourquoi je suis venue sur terre. Le monde nous pousse à désirer, désirer, désirer, mais ce ne sont que des désirs à durée limitée qui ne conduisent pas loin, voire nulle part. Les années passent et nous finissons par accepter d’oublier qui nous sommes et ce que nous avons longtemps désiré pour quelques plats de lentilles bien réconfortants ! Nous avançons dans la forêt fantastique, comme Bastien, en quête de pouvoir et de reconnaissance jusqu’à nous perdre complètement :

« L’emblème te donne un grand pouvoir, il exauce tous tes désirs, mais en même temps il t’enlève quelque chose : le souvenir de ton univers. »
Michael Ende, L’Histoire sans fin

Je me suis promenée en forêt récemment. Au bout de mon chemin, j’ai découvert avec stupéfaction un immense arbre déraciné, tombé, mort au milieu des fougères et de ses frères qui eux avaient tenu bon au milieu de la tempête. J’ai ressenti la tristesse infinie de cet arbre. Lui qui jadis touchait les nuages et dominait tout le bois était allongé, terrassé, anéanti par un vent du Nord qu’il n’avait ni prévu, ni jamais ressenti pendant toutes ses décennies d’opulence. J’ai touché l’écorce froide et sèche, la sève avait cessé de couler depuis plusieurs jours, les animaux qui s’y réfugiaient avaient fui, tout était triste et seulement triste. J’ai rêvé pouvoir insuffler dans ce bois craquelé et vide un peu de ma vie, c’est-à-dire de cet amour de l’Univers qui remplit chaque créature vivante. Une voix m’a murmuré que je ne pouvais pas sauver l’arbre, mais que je pouvais me rappeler de toujours nourrir ma sève, mon essence, mes désirs pour que rien n’arrache mes racines prématurément, pour ne pas grimper trop haut et tomber, pour ne pas courir plus vite que je n’ai de force, pour ne pas oublier d’où je venais. Je crois que beaucoup vont tomber et qu’il n’y aura personne pour retenir leurs branches et leurs racines, car ils sont les seuls maîtres de ce qu’ils alimentent et abritent sous l’écorce…

Nous sommes ce que nous choisissons de nourrir en nous et nous devenons ce que nous désirons.
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