La simplicité d’un coquillage…

« Nous, les femmes d’aujourd’hui vivons chaque journée en funambules. Même le trapéziste est un amateur en comparaison ! Regardez-nous ! Nous courons sur une fine corde quotidiennement, portant en équilibre une pile de livres sur la tête. Le sac pour bébé, le parasol, la chaise de cuisine, le tout sous contrôle. Tout doux ! Les sages ne nous ont pas mis en garde contre l’idée de vivre dans la simplicité, mais plutôt contre celle de vivre dans la multiplicité. Cette vie-là conduit non pas à l’unité, mais bien à la fragmentation. Elle ne conduit pas à la grâce, au contraire, elle détruit l’âme. » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Vendredi dernier, j’ai dit à mon mari que je partais quelques jours au bord de la mer, dans mon refuge au pied des falaises de craie… Il connaît mon besoin de retraite et de silence et plus que quiconque, il mesure à quel point cela est indispensable à mon équilibre intérieur, pour éviter la fragmentation et l’éparpillement devenus notre mode de vie quotidien en ce haut XXIe siècle.

« Mais ce que je veux plus que tout – en fait, comme fin à tout autre désir – c’est être en paix avec moi-même. Je veux que mes yeux soient fixés sur un seul objet, que mes intentions soient pures, que ma vie soit centrée pour ainsi mieux porter les obligations et les activités qui sont les miennes. Je veux, en réalité – pour reprendre le langage des saints – vivre ‘dans la grâce’ aussi longtemps que possible. Je n’emploie pas ce terme dans un sens uniquement théologique. Par ‘grâce’, j’entends une harmonie intérieure, essentiellement spirituelle, qui peut se traduire en harmonie extérieure. Il est probable que je sois en train de rechercher, ce que Socrate demande dans sa prière tirée du Phèdre : ‘J’aimerais trouver cet état intérieur de grâce spirituelle, état qui me permettrait d’agir et de donner tel que je suis censé le faire aux yeux de Dieu’. Aussi vague que soit la définition, je crois que la plupart des gens sont conscients de ces périodes ‘de grâce’ et de ‘non grâce’, bien qu’ils emploient d’autres mots pour les décrire. Dans ce premier état heureux, il semble qu’on porte toutes ses tâches avec légèreté, comme menées par une belle marée ; et dans l’état contraire, on peut à peine faire ses lacets… » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Je vous écris comme on lancerait une bouteille à la mer, les orteils dans la végétation sèche si caractéristique des sentiers côtiers, le regard perdu dans l’alignement des falaises jaunâtres et les oreilles bercées par le ronronnement continu des vagues mousseuses bien des mètres sous moi. Je ne sais pas pourquoi la musique maritime m’apaise autant, c’est comme une promesse que tout ira bien « come what may »…

Je vous écris parce que j’ai cessé de parler, j’ai à peine croisé quelques randonneurs et d’un commun accord, sans employer aucun mot, nous nous sommes fait le signe habituel : « je te salue, mais laisse-moi encore un peu avec moi-même… »

J’ignore pourquoi cette démarche vers la solitude et le silence est tant décriée voire méprisée par une catégorie d’individus toujours affairés, toujours souffrants, toujours en passe de sauver l’humanité – rien que ça. Se replier revient à céder à soi, donc à l’égoïsme. Se replier, c’est tourner le dos au groupe, quel qu’il soit et forcément passer pour étrange, ermite, faible : « elle, on ne sait pas comment la prendre… ».

La vérité est que s’extraire de l’aliénation toujours croissante de notre monde hyper connecté devient une démarche « dangereuse ». Si je m’arrête quelques instants, si je renonce à la parole, à tout ce qui m’occupe pour masquer le néant, je pourrais bien voir. Et voir de cette distance fait tomber les masques et les schémas relationnels tellement cycliques et tellement fous dans leur répétition stérile que certaines relations disparaîtront d’elles-mêmes.

Si je rentre dans un processus de guérison par les vagues, par la sensation des brindilles sèches entre mes orteils, par l’odeur terreuse du chemin totalement vierge que j’emprunte, cela signifie que je n’aurai plus aucune excuse. Plus aucune excuse pour toujours m’abîmer dans mes vieilles plaies ouvertes. Plus aucune excuse pour m’accrocher à toi dans ma douce dépendance. Plus aucune excuse pour te détester, toi, qui sembles tout avoir et tout réussir. Plus aucune excuse pour repousser éternellement le changement et l’imposer à toi avec qui je vis. Plus aucune excuse pour rester l’enfant dégoulinant de sanglots inconsolables et qui jamais ne grandit.

En écrivant cela, je distingue une lueur de soleil – la toute dernière de cette journée de Grâce – tombant sur la falaise rognée devant moi. Dans quelques minutes, je pourrais bien être surprise par ce bain de lumière chaud et inespéré d’un vingt-sept février. L’hiver est en train de reculer et tout renaît enfin, moi aussi, encore une renaissance, un geste d’amour immense offert à moi-même sans rien attendre.

Il y a dix jours environ, en manque d’allumettes, j’ai proposé de les remplacer par un spaghetti – ça va vous sembler bizarre toute cette histoire – mais c’était la solution de remplacement idéale pour enclencher la combustion d’un feu, d’une cheminée d’appoint. D’où pouvait me venir cet élan d’ingéniosité ? J’avais le sentiment d’une leçon apprise dans une autre vie, d’un déjà-vu mais dans lequel je n’étais que témoin, puis exécutrice de l’idée de quelqu’un d’autre. Bien des heures plus tard, le souvenir m’est revenu. C’était il y a huit ans exactement, ailleurs, bien loin de mon pays mais pas loin de la ligne de l’Équateur, avec celui que je connaissais à peine et qui me voulait dans sa vie, d’un commun accord avec sa famille. Allumer un feu sous la poêle avec un spaghetti parce qu’on manquait d’allumettes, remuer une recette qui venait de lui sous la chaleur accablante, en sueur, toujours en sueur, fatiguée de tout, ne comprenant rien à ce chapitre étrange de ma vie… Ces secondes, je les ai vécues et revisitées mille et une fois quand je suis rentrée en catastrophe de ce « voyage » – plus un « hors-temps » d’ailleurs en y repensant – croyant qu’à force de les épuiser soit je comprendrais ce qui m’était arrivé ou qui était cet homme, soit je finirais par croire que rien de toute cette histoire ne s’était réellement passée…

Il arrive qu’on croit ne jamais se repaître assez de ce qui nous a fait tant souffrir, que la vie finira par reprendre son cours, mais que l’esprit restera lui enfermé dans cette prison de la mémoire créée par ceux qui nous ont tout pris, ou presque. Seulement voilà, le temps vient à bout de tout et on oublie la personne même qui tenait initialement le spaghetti sec entre ses doigts. La libération accompagnée de la douce guérison de l’âme est arrivée il y a trois ans au bord de ces mêmes falaises, au rythme des mêmes vagues raclant les galets noirs, gris, blancs, sous le soleil timide d’un printemps prématuré. J’ai tout abandonné, tous ces souvenirs obsédants, toute cette emprise invisible de l’autre, toutes mes plaies encore à vif, toutes mes peurs de renouer avec la vie et avec les hommes, tout ce qui était confortable mais mortifère et un souffle de grâce a frappé contre les vitraux colorés de ma cathédrale intérieure. La lumière avait enfin sa place. Je savais que je finirais par oublier…

Il me semble, aujourd’hui, que la femme de trente-cinq ans que je suis, a dû tapoter l’épaule de la femme embryonnaire d’il y a trente-six mois – c’est court et long à la fois trente-six mois – en lui chuchotant juste au creux de l’oreille que tout finirait par passer et qu’elle était faite, conçue même pour la joie et non pour les larmes. Renouer avec les éclats de rires de l’enfance insouciante, cette période qui précède le temps des cadres, de la honte, de l’abandon, des multiples masques qu’on essaie jusqu’à ne plus reconnaître le contact de la peau rose sous la rigidité du velours, refaire le chemin en arrière, se réconforter et s’entendre respirer calmement, calmement et intuitivement.

Je ne puis plus endurer tous ces discours amers et extrêmes des femmes-anti-hommes, fruits d’une expérience malheureuse – unique ou cyclique – mais trop satisfaites de pouvoir s’y baigner encore et encore jusqu’à ce que la haine soit assez forte et tenace pour anéantir la moitié de l’humanité. Ces combats, qui deviennent ceux de toute une vie, masquent le chemin ardu de la guérison, chemin possible, j’en témoigne aujourd’hui. Retour à la simplicité et à la vérité dans une parole jaillissant du silence, silence que je me suis accordée quelques jours de l’année dans l’étreinte de la Création bienveillante :

« Mais il existe bien des façons de vivre, on trouve même diverses techniques pour atteindre la grâce. Et ces techniques ou moyens peuvent être cultivés. J’ai appris par l’expérience et par bien des exemples ou encore par les écrits de tant d’autres, eux aussi lancés dans cette quête, que certains environnements, certains modes de vie, certaines règles de conduite sont plus propres que d’autres à apporter l’harmonie intérieure et extérieure. Il est, en réalité, certaines routes qu’on doit emprunter. Simplifier son existence en fait partie. Je veux dire par là, mener une vie simple, choisir comme coquillage le plus léger à porter – faire comme les bernard-l’hermite. » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Je vous souhaite de trouver votre coquillage de simplicité pour vivre avec un peu plus de légèreté…

LISE

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