Un jour, un ami à moi, retraité depuis quelques années, m’a expliqué : « J’ai pensé écrire sur ma vie, mais arrivé à mon âge, on n’a pas vraiment envie de regarder et de fouiller son passé et celui de sa famille, pour quoi faire ? ». Je percevais tout au fond de ses yeux l’image folle de sables mouvants prêts à l’avaler à la moindre tentative de retour en arrière. Pour quoi faire ? Ma foi, on a assez bien vécu ou survécu jusqu’ici, pourquoi diable remettre tout en question maintenant ?
Puis j’ai pensé à tous ceux qui font régulièrement des « pauses dans le grenier ». Je m’explique. C’est la fameuse scène qu’on trouve dans plusieurs récits de jeunesse : l’enfant escalade les marches interdites menant au grenier familial pour se faire une petite frayeur (histoire de pimenter des vacances d’été trop longues ou trop vides) et finit par y passer des heures au milieu de vieux meubles, de vieux jouets, de vieilles toiles d’araignées.
C’est là que Bastien trouve refuge au début de L’Histoire sans fin pour fuir les cours ennuyeux de ses professeurs, les regards moqueurs de ses camarades et mieux se plonger dans ce livre étrange dérobé chez le libraire, car n’est-ce pas une succession d’histoires sans fin qui attendent le pilleur de greniers ?

J’étais bien plus jeune quand j’ai moi-même arpenté le grenier bien ordonné de mes grands-parents qui contenait tout ce qui leur restait de décennies passées sur une île à l’autre bout du monde. J’ai passé ma main sur le couvercle poussiéreux de vieilles malles et cantines qui avaient contenu tout l’univers de ma grand-mère, tout ce qu’elle y renfermait d’années de mariage, de la succession des naissances, d’un confort bientôt abandonné, de larmes qu’elle avait refoulées mais qui s’étaient échappées pour mieux rouler sur la surface lisse et froide de la caisse.
On avait hissé les énormes cantines sur les autres marchandises du bateau et elle avait su qu’aucun retour en arrière n’était désormais plus possible.

Le grenier est une zone de repli, mais également un fantôme bien incarné du passé. Nous sommes à peine nés que ces histoires, ces joies et ces tragédies nous collent à la peau comme le sel se dépose sur tout notre corps après un bain de mer et s’y accroche pendant des heures.
Nous portons tous des histoires plus ou moins longues et plus ou moins révélées qui semblent nous définir et nous ancrer dans le monde des hommes. Parfois, ces histoires semblent s’être emparées d’une partie de nous alors même que nous n’en sommes pas les acteurs principaux et que nous n’arrivons qu’au cinquième acte.
On vous dira que c’est bien cela « avoir l’esprit de famille » ! Reproduire à l’infini des comportements destructeurs, mais justifiés, pour rassurer tout le monde que vous êtes bien du même sang, que vous prenez votre part de malédiction et que vous la transmettrez à ceux qui vous suivront.
Bien entendu, personne ne verbalise ce phénomène intergénérationnel de cette façon. Si c’était le cas, tout le monde conviendrait que c’est complètement stupide et passablement dangereux de construire sa vie sur les vieilles malles rangées dans le grenier dont vous ne connaissez ni la profondeur, ni ce qu’elles ont contenu, et pour être tout à fait honnête vous vous fichez bien de ces malles ! Alors pourquoi passer votre main sur le couvercle poussiéreux avec nostalgie ?

Voici ma réponse : il s’agit de dévotion. Vous entretenez le culte des aînés et des vieux meubles à la manière des Romains trimballant les statuettes de leurs ancêtres partout pour offrir des prières devant ces autels familiaux dix fois par jour. Nous sommes tous d’accord que ça ne les ramènera pas à la vie.
Mais ça fait de vous un bon héritier, un bon enfant, un bon frère, une bonne sœur, une bonne personne.
J’ai un scoop : ça fait juste de vous un antiquaire qui ne vend rien, un gardien de musée, le vigile imperturbable des réunions de famille plus statique et inerte que La Joconde elle-même, avec ce sourire consensuel qui veut tout dire et rien dire à la fois, bref, le genre de sourire qui rassure tout le monde sur votre engagement illimité à la cause familiale.
Nos aînés sont devenus intouchables et tout puissants tels les dieux capricieux de l’Olympe. Ils remportent tous les suffrages dans la tragédie du décès et obtiennent de façon posthume l’immunité diplomatique à jamais. Tel grand-père qui a été un homme particulièrement autoritaire et égoïste de son vivant devient un saint au jour de son inhumation et on répète à corps et à cris qu’il a toujours travaillé dur et donné un toit aux siens.
On décide d’un commun accord d’effacer l’ardoise et on tait la cruelle réalité : les blessures que les vivants continuent de porter au quotidien et qui contaminent toutes leurs relations. Les blessures qui viennent de l’enfance et qui nous appartiennent, comme celles qui nous ont été transmises et qui leur appartiennent.
Il est possible de passer toute sa vie dans le grenier sans jamais en trouver la sortie ou bien en étant effrayé de franchir le seuil, de verrouiller derrière soi et de retourner dans sa propre vie. Le grenier, c’est froid, douloureux, obscur, c’est un concerts de gisants et d’orants suppliants, mais c’est rassurant quand on n’a jamais rien connu d’autre.

J’ai croisé quantité de personnes qui se débattent dans leurs greniers familiaux et qui refusent d’en sortir pour toutes sortes de raisons.
La culpabilité : « j’essaie d’être une bonne fille », « je dois bien cela à ma mère après tout ce qu’elle a fait pour moi », « j’ai déçu tant et tant de fois ma famille, je ne peux pas leur faire ça… ».
Le chantage de l’amour : « personne ne peut m’aimer plus que ma famille », « je n’ai confiance qu’en eux… », « ils me disent ça pour mon bien, ils ne pensaient pas à mal », « ces choix leur ont plutôt bien réussi, alors pourquoi pas à moi ? ».
La vie par procuration : « j’ai accompli tout ce que ma mère a toujours désiré pour elle-même », « après tout ce qu’elle a fait pour moi, je lui dois bien ça », « je serais bien égoïste de ne vivre que pour moi » et j’en passe.
Il semblerait que dans l’imaginaire collectif un enfant porté, né, éduqué, nourri, instruit et conduit jusqu’à l’autonomie ouvre dès ses premiers cris un crédit illimité à la banque parentale. Il s’agirait quasiment d’un pacte de sang grâce auquel vous n’avez plus que des devoirs longs comme le bras pour rembourser une dette fictive, abusive et déraisonnable.
Je ne condamne personne, je ne crie pas à l’injustice pour les manquements, les erreurs et les abus perpétrés par bon nombre de parents, car après tout, nous sommes tous des survivants tapotant nos blessures toujours à vif et navigant clopin-clopant dans ce vaste monde. L’opposition, les blessures, les déceptions, les injustices sont inévitables, mais jamais définitives ou fatales. Nous avons bien plus de ressources que nous ne l’imaginons, un réservoir de vie et de guérison quasi miraculeux.
Je dis simplement qu’il est temps que l’omerta si répandue qui consiste à taire et à cacher les drames familiaux pour mieux déifier les parents et les ascendants doit cesser, que la vérité doit triompher pour que les âmes guérissent et s’emparent à nouveau de leur propre existence dont elles sont les seules responsables.
Je dis qu’il existe encore trop d’orgueil et de traditions qui brisent au lieu d’élever, que l’amour sert bien souvent à déguiser le contrôle et l’intolérance et que les émotions de chacun doivent être respectées et exprimées.
J’en ai fini avec ma maigre plaidoirie. Parlons de ce qui est concret, de ma vérité.
Je suis issue de générations de femmes en pleine mutation. Bébé de la fin des années 80, j’ai baigné dans la vague féministe et j’ai grandi dans une société sans dessus dessous. Je porte en moi, que je le veuille ou non, les non-dits de la génération d’après-guerre et les protestations assourdissantes de la génération de 68.

J’ai dû concilier les froids secrets, les traînées de larmes quasi disparues de la vieille malle chahutée jusqu’à l’autre bout du monde et les pancartes criardes de l’émancipation et de l’anti-homme. J’ai eu le tournis sur ce manège fou pendant des années, je ne trouvais ni ma place, ni ma voix. J’ai répondu à la règle d’or qui rassurait tout le monde du « j’ai-fait-ce-qu’on-m’a-dit » jusqu’à me taper violemment la tête contre le mur le plus dur et le plus haut de mon existence.
J’ai trouvé ce mur, moi aussi, à l’autre bout du monde en traînant à grosses suées mes propres malles lourdes des attentes, des blessures, des tristesses de mes mères et jetées à la va-vite par le rafiot de la vie sur une plage déserte.
Tout comme ma grand-mère était partie pour suivre son homme, tout comme ma mère était partie pour rejoindre le sien, j’étais partie pour retrouver un homme.

Je ne savais rien de la vie. Je ne savais rien des hommes, si ce n’est qu’ils étaient pour la plupart des femmes de ma famille source de déception. Comprenez-vous ce que cela signifiait ? J’avais beau être partie à l’autre bout du monde, j’étais, dans mon esprit, restée confinée dans le grenier de ma grand-mère, condamnée à reproduire éternellement la même histoire qui avait le goût d’un mauvais drame, d’un rite initiatique totalement stupide. Personne ne m’y avait obligé, on ne m’avait pas même invitée à le faire, j’avais tout organisé moi-même, j’orchestrais, je jouais, je chantais la symphonie discordante d’un bonheur feint.
Mais voilà, j’ai stoppé cette mascarade en plein vol, j’ai tout planté et j’ai crié longtemps, longtemps et avec force. Aujourd’hui, je ne peux même plus concevoir le visage de cet homme. J’ai oublié. Il a disparu, empilé sur les étagères du grenier de ma grand-mère. Il n’est qu’une histoire fantomatique aux contours flous qui surgirait dans la brume d’une œuvre de Hitchcock.
Tout cela m’est passé, car tout finit par passer dans la vie.

Il n’était qu’un simple courant d’air qui se devait de faire claquer la porte du grenier grimaçant que je refusais de quitter. J’ai poussé le verrou, descendu les quelques marches qui me séparaient de la terre ferme et la « malédiction » s’en est allée, les hommes dits « décevants » également.
Allégée des histoires qui n’avaient jamais été les miennes, des meubles et objets que personne n’était plus condamné à garder, je suis sortie et j’ai respiré l’air frais d’un matin d’été. Au seuil de ma vie, il y avait lui, l’homme à qui j’ai confié la plus belle part de moi-même, celui qui prend sur lui mes clartés comme mes ténèbres, celui que je décris comme « merveilleux » et qui ne cesse de me répéter qu’il n’est qu’un homme « normal ». Il est depuis toujours cet arbre majestueux autour duquel j’enroule mes racines dans un abandon qui ne me fait plus peur.
Nous nous voyons tels que nous sommes et nous aimons ce que vous voyons.
Il est difficile de comprendre ce genre d’amour, mais il existe. C’est comme aimer pour la première et la dernière fois. On se croirait à l’aube du premier jour pour le premier des hommes, débarrassé des vieilles malles, des « on dit » comme des « non-dits », des expériences malheureuses qui collent à la peau, des antiques malédictions… On se contente d’aimer et de le respirer un peu plus et un peu mieux chaque jour sur une plage vierge de toute empreinte hostile…


Si joliment dit et si inspiré !
Lise, tu as une très belle plume.
Quel plaisir de suivre ton envol !
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