Il est possible de considérer notre vie comme une longue voie ferrée qui disparaît à l’horizon. On avance à pied sur cette voie et on enjambe rail après rail sans trop savoir combien notre voyage totalisera de rails ou de kilomètres.
J’ai traversé l’autre jour une voie ferrée complètement déserte qui serpentait au beau milieu d’une forêt. Au centre des traverses, j’ai jeté un regard en arrière et en avant et je me suis demandé combien de trains avaient défilé sur cet acier vissé au sol humide. J’ai pensé à ma vie, à toutes ces vies qui se formaient rail après rail sans même s’en rendre compte. Souvent persuadés que nous faisons nos propres choix, nous oublions que certains rails ne sont que le fruit d’une génération bien pensante ou plutôt mal pensante.

Je suis née à la fin des années 80 et comme beaucoup de femmes de la fin du siècle dernier, je suis le fruit d’une émancipation durement obtenue qui a posé les rails de mon chemin de vie. On m’a souvent pointé les défaillances des hommes, les mauvais traitements des femmes, la course à l’égalitarisme frénétique, l’orgueil de « faire carrière », le caractère accessoire de la maternité et la révolution sexuelle.
Par conséquent, toutes les « vraies femmes », c’est-à-dire et selon l’expression consacrée, les femmes qui réussissent, sont celles qui volent la vedette aux hommes, surpassent les hommes, remplacent les hommes et n’ont pas besoin des hommes.
Pour ma part, je trouve cette définition de la femme moderne « couteau suisse » peu attrayante et extrêmement dénaturée. Je vois les fruits de Mai 68 comme une armée de femmes soixantenaires totalement performantes, indépendantes et manifestement seules. Elles ont plongé avec délice dans la « liberté » sexuelle que cette nouvelle ère révolutionnaire leur offrait et, entre coup d’un soir, pilule du lendemain, avortement in extremis et bébé à emporter, elles ont perdu tout sens de la féminité et toute confiance dans les hommes.

J’ai beaucoup écouté et beaucoup observé ces dernières années, j’ai beaucoup marché aussi pour comprendre ce que cela signifiait « être femme » et de nouvelles pensées, de nouveaux rails se sont dessinés sous mes pieds.
La femme du XXIe siècle a perdu le pouvoir de « dire non ». Paradoxalement, elle est experte dans les bras de fer à l’étage des Ressources humaines, mais elle est totalement conciliante quand il s’agit de l’aventure d’un soir, du coup de foudre hormonal, ou bien d’être sponsor à plein temps d’un parasite qui se présente comme « homme en devenir ».
Croit-elle que tout accepter, tout donner et tout financer soit le couronnement des guéguerres féministes ? Pour moi, c’est un véritable esclavage moderne qui ne se dit pas, c’est l’abdication de la féminité et le renoncement à la vertu souveraine.
On nous a menti, on m’a menti très longtemps. Les livres avant-gardistes, les films porte-étendards du « girl power », les self-made-women nous ont sciemment et trop longtemps caché la vérité : ne pas dire non à cette société en état de dégénérescence accélérée, c’est signer sa propre désespérance. Être allées au bout de nobles idées pour se rendre compte qu’on est vidé de tout et de tout le monde, particulièrement des hommes dont on a fait nos propres bourreaux. Puis, en vouloir à tout et à tout le monde, se dégoûter soi-même, mais continuer d’être forte, du moins donner le change, pour se voiler la face quelques années de plus et éviter le triste constat que la révolution sexuelle, la soi-disant libération de la femme n’est qu’une autre forme de prostitution moderne.
Il n’est guère aisé de sortir des sentiers battus, de tourner l’aiguillage et de choisir une voie beaucoup plus étroite et totalement inconnue. Pour moi, cette nouvelle direction donnée à ma vie consiste à savoir dire non à ce que je n’ai pas choisi, à ce qui est rabaissant, non à la performance et à l’efficacité, non à l’auto-suffisance, non à la compétition avec l’homme, non au sentiment de supériorité qui a galvanisé une génération entière de femmes voraces.

C’est alors qu’un espace s’est ouvert en moi, aussi vide et mystique que la Piazza San Marco en hiver, je n’imaginais pas que les dalles et les arcades pouvaient devenir tout à coup silencieuses. J’ai compris que dans ce silence étrange, si nouveau pour moi, je pouvais remercier et recevoir. Il y avait enfin la place d’être femme et de respecter l’homme pour tout ce qu’il est et tout ce qu’il peut devenir.
Je reprends le chemin d’Eve, la première de toutes les femmes, et je fais le même choix qu’elle : c’est celui des douleurs de l’enfantement, d’un monde imparfait, des cailloux dans mes chaussures et non plus de la douce herbe fraîche de l’Eden glissant sous les pieds nus ; c’est celui des larmes occasionnelles, des regrets déchirants, des nuits de colère.
Pourquoi choisir une telle voie ? Parce que dans ce monde, dans cette vie, rien n’est immobile et parfait comme dans notre premier jardin, tout change et nous aussi, rien ne dure, les joies comme les peines, les succès comme les échecs. Tout passe, tout se transforme pour devenir plus complet et plus abouti.
Je choisis le chemin d’Eve, parce qu’il est celui des plus grandes joies, parce que lui seul peut me conduire aux rivages éternels, parce qu’il forme ma tendresse de femme, parce qu’il passe par Adam, mon Adam. C’est alors que j’ai emprunté les rails de l’Origine, l’origine de notre monde, de notre nature, de ce que cela signifiait alors être femme et être homme. J’ai su que loin de la compétition et de la confusion des genres se trouvait la vérité. Si je savais qui j’étais, alors je pouvais m’aimer, aimer Dieu et aimer mon homme…
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