Les yeux fermés…

Winston Churchill a un jour déclaré :

« C’est une erreur d’essayer de voir trop avant. On ne peut s’emparer de la chaîne de la destinée qu’un maillon à la fois. »

Je crois que personne n’ignore l’heure grave qui a sonné aux quatre coins du monde et qui semble nous happer depuis des mois et des mois, comme si nous contemplions tous dans l’obscurité, les yeux hagards, l’immense horloge de l’humanité et ses aiguilles acérées inlassablement bloquées, trottant à l’envers pour mieux rebondir sur le même chiffre, toujours la même heure, toujours le même silence glaçant.

Cependant, cette horloge n’aurait-elle pas à nous dire, sous son cadran statique, que nous avions vécu négligemment et confortablement, dans une insouciance assumée et trompeuse ? dans les frasques d’une jeunesse tapageuse au bord d’un monde fragile qui se relevait à peine de guerres sordides ?

 A force de tout consommer, de tout consumer, de s’étourdir aux vins puissants des plaisirs, nous ne supportons pas la moindre privation, le moindre retard, la moindre journée à jeun.

Churchill qui a soutenu un long et douloureux bras de fer avec le Mal personnifié savait qu’on ne peut pas tirer la chaîne de notre destinée avant l’heure, connaître l’issue d’une bataille avant même d’avoir combattu. La vie ne nous offre qu’un maillon à la fois et à nous de faire nos choix avec ce seul et si infime maillon.

Patience, patience, patience, c’est bien ce que la vie nous enseigne au rythme des marées et des levers de soleil encore timides. Certes, nous sortirons de ces mois de ténèbres, mais l’état dans lequel nous en sortirons est une toute autre question. Choisissons-nous l’âpre amertume ? la brûlante frustration ? l’acide regret ? ou bien la douce confiance que l’horloge reprendra ses cycles martelés et ses solstices inespérés ?

Qu’aurai-je appris de ces jours de solitude ? de ceux embués sous le masque ? des instants de renoncement ? des pointes de peur ? de ces soirs me conduisant au dernier degré de mes forces et ballotant ma jambe dans le vide pour une dernière marche inexistante ?

Je sais aujourd’hui qu’il existe d’autres façons de vivre cette vie, que certains choix sont meilleurs que d’autres et que tout mérite ajustement et mesure.

Puis, il arrive que vous parliez à ceux qui étaient là avant vous, ceux qui ont encore le souvenir et les stigmates des conflits mondiaux, ceux qui ont quitté leur maison un jour d’exode dans une débâcle insoupçonnée, ceux qui ont vu la Mort se coller aux graviers d’une route dangereuse, ceux qui ont entendu les faucons ennemis bombarder champs et chemins déjà ensanglantés, ceux qui sont revenus et ont vendu ces images terribles au silence et à l’oubli collectif.

Nous sommes-nous considérés un instant meilleurs qu’eux ? Je veux dire, plus éclairés, plus sages, mieux protégés ? Pensions-nous que la Faucheuse s’était perdue dans le siècle dernier et qu’elle ne reviendrait pas de sitôt ? Qu’est-ce qui nous donnait le droit de jouir, jouir et jouir sans penser aux lendemains d’un monde saturé de tout et de tout le monde ?

Alors, le brave Horatius, le capitaine de la porte, parla :

« A chaque homme sur cette terre, la mort arrive tôt ou tard ;

Et comment l’homme peut-il mieux mourir que de faire face à de terribles difficultés,

Pour les cendres de ses pères et les temples de ses dieux ? »

Lord MACAULAY

J’ai parlé à ma grand-mère, une femme extraordinaire qui a travaillé toute sa vie des portes de la ferme au chevet de ceux partis trop tôt et depuis trop longtemps, celle qui aime sans compter et ne connaît que le courage, jamais la plainte. Elle m’a parlé des écoles fermées pendant la guerre, sa guerre, celle de sa jeunesse, de l’exode, du retour précipité à la ferme, de la peur de sortir quand l’ennemi patrouille, de ceux qui ont faim et qui ont fui Paris pour recevoir le lait et les œufs de sa mère, d’une nuit de peur à se tenir cachés et bien serrés, des mois qui passent, de l’attente, mais attendre quoi au juste ? une libération ? un retour à la vie d’avant ?

Il lui arrive encore de fermer les yeux quand elle parle des chemins déserts et bombardés, défigurés par leur lot de morts : « Tu sais, c’est pas beau la guerre, non, c’est pas beau… ». Fermer les yeux comme elle l’a fait enfant en traversant la route, fermer les yeux pour ne plus trop voir, pour vite oublier et survivre à la peur qui gangrène, tirer avec précipitation le rideau de la mémoire pour ne plus laisser ce même acte se jouer et se rejouer à l’infini, non, respirer et continuer à vivre.

Je regarde son doux profil et j’entends Churchill au Parlement. C’est l’heure sombre, celle du choix, celle qui refuse le compromis et annonce au peuple anglais qu’il faudra tenir et supporter les bombardements, celle qui promet le triomphe sous le regard de Dieu, mais pas le triomphe immédiat, celle qui signe la lutte et le retard de la vie « normale » telle qu’on l’imagine, l’horloge sonne enfin et le courage se lève derrière la radio.

« Le succès n’est pas une fin, l’échec pas une fatalité. Seul le courage de continuer compte. »

Winston CHURCHILL

Alors, j’ai fait le choix d’accepter, d’accepter tout ce qui m’était donné, tout ce qui m’était refusé, tout ce qui était retardé. Rien n’est jamais définitif. Tout change constamment sous nos yeux. Allons-nous garder ce qui ne pourra être vaincu : l’espérance ? Ou bien laisserons-nous cette armée de voleurs nous arracher la joie ? Je nous imagine traverser la grande route de notre exode intérieur les yeux fermés, armés de notre seule courage et de notre invincible espérance. Alors, une voix bien connue murmure à nos oreilles : « Ca ira, tu verras, tout passe, même cette journée, même cette année… »

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