26 février 2019

Il était une fois une très jolie et très aimable petite fille qui vivait dans une maison tout aussi petite et mignonne qu’elle. Ses parents veillaient sur elle et travaillaient dur pour qu’un jour leur très jolie et très aimable petite fille ait une vie plus confortable et épanouissante que la leur. Alors la petite fille décida sans même se consulter elle-même, disons que ce fut une décision unanime et inconsciente, elle décida donc d’étudier de toutes ses forces pour que ses parents dans leur petite et mignonne maison puissent être fiers d’elle. Cela ne suffisait pas, elle voulait que ses professeurs, ses camarades, ses amis, ses frères et sœurs et enfin l’humanité toute entière soient fiers d’elle.

Les années passèrent et la très jolie et très aimable petite fille devint une adolescente timide qui était tétanisée à l’idée de mal faire et de désobéir. Puis l’adolescente timide et effarouchée devint une femme qui ne savait pas qu’elle en était devenue une. Alors, elle se trouvait mal foutue de partout, gauche et peu sociable. Elle baissait les yeux par peur du jugement des autres, elle rougissait au premier regard qu’un homme posait sur elle et elle empilait les diplômes comme on empile les trophées.
Depuis son premier dessin à l’école maternelle, elle n’avait eu de cesse de remplir la malle au fond du jardin de la petite et mignonne maison de ses parents. Tout y rentrait : dictée, équation, brevet, audition musicale, licence, master, tournoi sportif, concours et elle n’avait jamais cru possible qu’un tiroir « rattrapage » soit enfoui quelque part dans la très lourde malle.

Avait-elle comblé les attentes de tout le monde ? Elle ne le savait même pas, car il lui semblait que cette malle était sans fond, l’herbe avait poussé entre les planches et il lui était impossible de la déplacer. Certains jours, elle se croyait tout aussi engluée dans le jardin de la petite et mignonne maison que sa très vieille malle et elle ne se souvenait même plus pourquoi elle avait commencé à la remplir dès son premier jour de maternelle.

Cette histoire n’est pas si originale, n’est-ce pas ?
Comment la très jolie et très aimable petite fille va-t-elle sortir de son cycle carotte/bâton ?
Vous aimeriez savoir la fin ? Je vous tiens, non ?
Je vous déclare, chères lectrices et chers lecteurs, que je n’écrirai rien de plus, c’est décidé.
Vous êtes mon associé et c’est vous qui allez sortir la très jolie et très aimable petite fille de son jardin claquemuré.
Abandonner la malle ? Vous n’y pensez pas, elle lui colle à la peau.
La déplacer ? Mais non, je vous ai dit qu’elle était trop lourde et trop bouffée par l’herbe.
La remplacer ? Voyons, la nouvelle finira par être tout aussi remplie que l’ancienne et alors vous recommencerez avec une troisième.
La vider ? La très jolie et très aimable petite fille n’y survivra pas.
Y foutre le feu ? Ah, voilà qui me plaît, mais un peu radical, tout de même.
Quitter le jardin, partir, liquider ses actions ? Vous y êtes, ça me tente…

Je crois que nous avons tous en nous une très jolie et très aimable petite fille qui a grandi trop vite et sans s’en rendre compte. Nous avons tous gravé le mot « bonheur » sur une copie que nous rapporterions à la maison avec un 10/10 et peu importe le temps qu’il nous faudrait pour rapporter cette maudite copie, notre détermination était sans faille. « Oui, je l’aurai mon bonheur, le vrai, à la force de mes bras et personne ne me l’enlèvera. »
Fermez les yeux quelques instants et faites ressurgir cette copie froissée qui vous a fait tant pleurer que les larmes ont presque absorbé l’intitulé si prometteur, « bonheur ».
Quelle ironie ! Car il s’agit sans doute de l’examen le plus difficile et pour lequel on écarte toute seconde chance ou rattrapage. On veille, on lutte, on saigne pour un idéal lointain qui ne rapporte pas une once de bonheur ! Et si par chance on obtient le tant escompté 10/10, on découvre avec effroi qu’on a posé l’échelle contre le mauvais mur.

J’ai connu ça… Mais mon bonheur à moi s’épelait : A-G-R-É-G-A-T-I-O-N. Non, vous ne bafouillez pas, « agrégation ». Illustre concours qu’on ne fait que murmurer dans les grands amphithéâtres avec un air mystérieux, mystique même, de peur qu’il ne s’échappe avant même qu’on le saisisse à bras le corps. Être agrégatif, c’est comme rentrer dans les ordres, un ami s’est exclamé un jour. Il n’avait pas tort ! On fait vœu de tout : bonnes séries Netflix, repas équilibrés, théâtre, musées, voyages, sport, rêves (au sens littéral, on dort si peu, qu’on ne rêve plus et au sens figuré, on apprend à ne plus aspirer à rien d’autre qu’à une admissibilité en Olympe)… Bref, on désapprend à vivre pour une période indéterminée.

Au fil des mois, vos compagnons de chaîne devenus par nécessité vos seuls amis, se dissolvent dans les pages des ouvrages qu’ils prolongent indéfiniment à la bibliothèque pour empêcher tout concurrent d’en bénéficier. Rendez-vous compte, certains braquent des casinos pour faire fortune, vous, vous avez jeté votre dévolu sur le Littré 4e édition augmentée pour ingurgiter et régurgiter à l’oral plus de mots que tous les agrégatifs réunis. Quand je vous parlais de non-vie…

Donc ces fameux compagnons de chaîne à la fois amis et ennemis finissent par devenir des stéréotypes. Dans le jargon universitaire, on parle de « bêtes de concours ». Effectivement, l’univers du bestiaire est assez approprié : plus le temps pour le shopping, plus le temps pour le brushing, plus le temps pour le maquillage, plus de temps pour le repassage, plus le temps pour le rasage, plus le temps pour le lavage, plus de temps, plus de temps… Si par malheur pour prenez six minutes pour dîner, c’est trois minutes en moins pour ficher la vie de Philippe Auguste et donc trois minutes en plus que vous laissez à vos acolytes.
Vous entrez dans une espèce de « Hunger Games universitaire ». Eh oui, sélectionné dans le district 13, vous êtes entraîné, formé, modelé par d’anciens survivants du super-concours (qui soit dit en passant ne se sont jamais remis à la vie sociale, au shopping, au resto, au voyage, car après le super-concours, il y a la super-thèse) qui vous évitent les erreurs de débutant et contrôlent votre bachotage comme on contrôle le poids d’un jockey.

Abrégeons. Vous survivez à l’écrémage des pré-sélections, j’entends par là, les mois de préparation à quarante heures de cours par semaine plus quarante heures de révisions au crépuscule, à l’aube, aux WC, sous la douche, n’importe où. Vous voilà arrivé à la semaine du concours qui connaîtra son lot de déserteurs, les premières victimes des Hunger Games. Vous survivez aux dissertations de sept heures sur les auteurs les plus soporifiques qui soient, aux versions indigestes, aux démonstrations phonétiques vertigineuses et j’en passe. Mais non vous êtes toujours vivant, asphyxié, mais vivant.

Les jours de veille s’installent… Attendre, sans savoir, attendre et travailler comme si on avait réussi. Le jury sait y faire : vous êtes écartelé, démantelé, affamé ou boulimique. Chaque bagnard toise un autre bagnard et s’il ne s’inscrit pas en hurlant aux entraînements oraux, il est perdu, haha, une place de gagnée ! Alors certes, vous avez fait le deuil du shopping, mais il vous reste le bagout et vous le faites tourner dans le palais.
Comment décrire cela ? C’est comme parler avec une patate chaude au fond de la gorge, c’est feint et à la fois ostentatoire, clair et à la fois philosophique. Faute d’avoir le concours, vous saurez parler comme un agrégé, c’est déjà quelque chose ! Au moins le coaching des survivants des derniers Hunger Games aura servi à quelque chose ! Le revers c’est que le jour où vous daignerez accepter la porte de secours – c’est-à-dire le CAPES – vos élèves qui passent leur journée devant les héros-zéros de la téléréalité ne vous comprendront pas.
Bref, vous êtes admissible ! L’étau se resserre. L’oral est à la porte et vous allez pénétrer dans le Saint des saints. Vos examinateurs ne sont pas des survivants des Hunger Games, ce sont les victorieux, les instigateurs, le Capitole, votre but ultime. Vous voyez déjà sur leur front gravé en toutes lettres l’intitulé de votre vieille copie : B-O-N-H-E-U-R ! Vous avez baissé les yeux en croisant un de ces Champions dans l’ascenseur. On ne peut pas se confronter à l’incarnation de la réussite, on est ébloui !

Vous avez à peine dormi, vous êtes migraineux, vide, hagard, mais vous vous raccrochez à ce bout de papier sur lequel est inscrit votre sujet. Si un médecin prenait votre tension, vous seriez déjà embarqué et transfusé, mais bon, l’être humain a tant de ressources qu’il s’accroche comme une teigne dans les conditions les plus insupportables.
Vos genoux s’entrechoquent, vous transpirez, vos mains moites ont fait gondoler le bout de papier que le jury vous arrache et vous êtes certain qu’un papier froissé, c’est déjà deux points en moins. Votre gorge aussi sèche que le désert du Sahara émet des sons d’un autre monde. Vous vous dédoublez et vous vous regardez faire avec terreur tandis que quatre ou cinq juges en stylo plume vous toisent sans sourire, sans sourciller, sans respirer. Vous imaginez la trappe toute puissante qui va vous engloutir d’un moment à l’autre, votre chronomètre s’emballe, les montagnes de livres derrière les Champions au stylo plume démentent votre discours, la tête vous tourne et vos ongles s’enfoncent dans votre jean.
Enfin, votre torture prend fin. A certains moments, vous vous êtes trouvé brillant, à d’autres exécrable. Est venu l’interrogatoire des Champions au stylo plume. On veut vous soutirer des informations, mais ne vous comprenez rien, c’est à peine si vous vous rappelez votre nom et celui de l’auteur et là le Champion au stylo plume resté silencieux les dix premières minutes de la questionnette vous demande : « Que signifie le 9e mot à la 12e ligne de la page 658 ? » Mais voilà, on ne vous laisse plus le temps d’ouvrir le livre et vous ne savez plus quel est ce mot à la 12e ligne de la page 658. Oh ! malheur ! C’est un travail de copiste qu’on attendait de vous ! C’est ça, il fallait vraiment rentrer dans les ordres et recopier le manuscrit en lettres gothiques, le dos courbé sur un pupitre du monastère.

Les Champions au stylo plume vous relâchent après six heures de préparation, quarante minutes d’exposé et vingt minutes de questionnette. Un programme digne de l’Inquisition ! Et demain l’aventure continue…
Arrêtons-la les frais. C’est une notation dégressive : papier froissé -2, interprétation audacieuse -4, erreur de grammaire -6, mot non identifié à la page 658 -8, sueur/tremblements/joues empourprées -10. On vous laisse deux points pour l’honneur, mais vous vous demanderez longtemps si agiter le bras à l’embrasure de la porte et dire fièrement « Eh ben me voilà », puis repartir, n’auraient pas valu le même résultat !
On vous a pesé, on vous a mesuré et on vous a rejeté. Replongez une année supplémentaire (c’est-à-dire recommencez TOUT avec un nouveau programme) ou bien retournez dans votre district 13 qui sent le chômage et le charbon.
Vous l’aurez compris, j’ai perdu mes Hunger Games, mais j’ai pris cinq kilos et je suis revenue bredouille. Après deux semaines d’hibernation en juillet, parce que je n’avais pas vu les saisons passer depuis tous ces mois, autant de larmes que de pages de Rabelais, de Flaubert, de Char (et j’en passe) lues et annotées, j’ai foutu le feu à la vieille malle du jardin de la petite et mignonne maison.
Une amie m’avait dit avec lucidité la veille des résultats : « Et si tu réussissais le concours et que tu réalisais après tant d’années de travail que le bonheur ne s’y trouve pas, mais pas du tout ? »
Juste prédiction, je suis revenue avec ma copie « Bonheur » toute froissée et déchirée et j’ai compris tout au fond de moi que ce rêve n’avait rien à voir avec le Bonheur le vrai, ce n’était qu’une doublure, un fantôme. Et j’ai vu avec tout autant de lucidité mes Champions au stylo plume tirer leur vieille malle derrière eux, tel un boulet accroché à leur pied qui leur lacérait la chair.
Cette copie « Bonheur » prend plusieurs formes : mari parfait, carrière, podium, grande maison, voiture supersonique, corps de rêve, enfants « bibliothèque rose », prix Goncourt, vie sans nuage à rendre jaloux les voisins, page facebook la plus likée…

Ce ne sont que des échelles posées contre le mauvais mur et si par malheur vous atteignez le sommet, vous constaterez avec effroi que l’autre côté est vide, désert, mangé par les mites, un mur en polystyrène en somme.
Mon conseil le voici : laissez votre vieille malle, laissez-la glisser tout doucement dans le passé de votre maison familiale. Vous avez satisfait tout le monde, ces accomplissements ont formé vos muscles et votre intellect, ils sont honorables, mais ils ne sont pas une fin en soi et ils ne résument pas une vie. Ne vous accrochez pas, ne vous débattez pas, faites le deuil de cette vieille malle rouillée qui a été un bon tuteur, mais ne peut plus désormais vous aider à pousser droit.
Moi aussi je suis terrorisée, tout comme vous. Il y a des nuits où la sueur et les larmes mouillent mon oreiller et je cherche dans le noir ma vieille malle comme un membre dont j’aurais été amputée, c’est mon membre fantôme. Il me titille, ça me démange de recréer une nouvelle malle, mais c’est alors que je ferme les yeux, je prends une grande respiration et je lâche mes accomplissements pour embrasser mes échecs…

J’ai autant d’ombre que de lumière et le Bonheur est à mi-chemin entre ces deux pôles. Le corps humain peut recréer nombre de cellules et je sais que mon membre fantôme finira par être comblé et remplacé. Je me saisis de cette vie qui va créer la vie, cette énergie qui va créer le rêve et ce rêve qui naît des cendres de la malle brisée. Toute une éternité qui s’écrit à chaque fois que je me relève…
Un commentaire sur « « Dis, maman, le Bonheur qu’est-ce que c’est ? » »