4 mars 2019
Il y a des conversations qui commencent comme ça et qui n’en finissent pas.
Lise aurait dû se douter qu’il fallait bloquer cet individu néfaste !
Alors, pourquoi éprouve-t-elle une telle pitié pour Mr Who ? Mais pourquoi, je vous le demande ?
Lise est divisée, tiraillée entre sa vieille amie intérieure qui lui dit : « Mais qu’est-ce que tu t’en fiches de ce gars ?! » et un instinct maternel hypertrophié qui répond : « Non, vraiment tu ne peux pas, tu vas le blesser, il ne s’en remettra jamais, sois chic ! »

Alors Lise cède à cette vague de bonté qui déferle dans son âme jusqu’à noyer son moi profond et elle appelle Mr Who.
Ah non, elle ne fait pas un appel vidéo, parce qu’il ne faut pas exagérer ! Je me soigne pour de bon, avant c’était Skype illico presto pour contenter l’armée de Misters Who qui se pressaient derrière mon boudoir rose fané, couleur de la douceur, de la gentillesse, de la solitude…

Elle élimine donc la webcam, un grand pas en avant. Elle ne veut plus être jugée sur : « Tu sais que t’es belle toi ? T’as de grands yeux, ouais M’dame, ça cogite là-dedans, pour sûr ! Tu dois être bigrement spirituelle, non ? »
Si seulement les Misters Who savaient que ces grands yeux sont faits pour les larmes, des larmes salées, lourdes, chaudes qui sillonnent le visage de Lise.
Elle appelle le Mr Who de cette soirée là…
« Allô ! Ouais. Ça va ? »
Fausse question que Mr Who devrait remplacer par : « Allô ! Ouais. Comment je vais ? Ma foi… »
Car ce Mr Who gagné à la loterie de Messenger n’a qu’une obsession : entamer une autobiographie en trois tomes de sa vie.
Tome 1 : ce qu’aurait pu être son enfance.
Tome 2 : ce qu’aurait dû être son adolescence.
Tome 3 : ce que pourrait être sa vie d’adulte.
Vous l’aurez deviné… une autobiographie faite avec des instruments à vent ou comme j’aime le dire : un costume trois pièces vides.

Pour ce qui est de l’ambition, Mr Who n’en manque pas. Les plans s’échafaudent les uns après les autres et peu à peu Lise a l’impression de voir Ken dans sa penderie essayer toutes les collections printemps/été, automne/hiver de l’année passée, de l’année présente et de l’année prochaine.

Lise en a le vertige et elle se félicite d’avoir bloqué la webcam. Vraiment elle progresse !
Quand Mr Who reprend son souffle entre deux essayages, il se rappelle qu’il a une femme au bout du fil et une femme à séduire. Alors, il entame la parade de l’amour, sauf que contrairement au paon, il n’a plus besoin de tourner physiquement autour de sa proie oups ! femelle.
Il lui suffit de l’embobiner de compliments bien préparés et il y va, il l’entoure, il l’entoure au ruban adhésif jusqu’à ce qu’elle étouffe (quand je parlais de proie).
C’est visqueux, c’est commun, ça sonne si faux ! Mais rien ne l’arrête, rien de rien, la parade de l’amour, c’est maintenant ou jamais (pour certains, il faudrait franchement que ça ne soit jamais).

Regardons du côté de Mr Who…
Il fait défiler les photos de Lise sur Facebook et il a ouvert sur son bureau l’ouvrage si formateur Séduire pour les nuls écrit et publié par Mr Collins, collection Rosings Park, éditeur Lady Catherine de Bourg, édition revue et augmentée par MPokora.

Dès qu’un compliment colle avec une photo, il y va, let’s go guy, elle va tomber raide dingue !
Voici ce que ça donne :
Photo de Lise devant la Statue de la liberté : « Tu es une grande dame, ouais une lady, franchement t’as peur de rien… »
Photo de Lise avec ses neveux et nièces : « T’es une mère dans l’âme, mes enfants seront bien avec toi… »
Photo de Lise avec sa fratrie et ses parents : « Vous êtes au top dans votre famille, j’aime bien les grandes familles, j’en voudrai une un jour »

Photo de Lise au resto : « Toi, tu aimes les bonnes choses, tu cuisines bien, ça se sent, et au fait, tu fais un peu de sport ? Parce que moi, c’est muscu deux heures par jour… »
Photo de Lise avec ses élèves lors d’une sortie scolaire : « Donc toi tu es fonctionnaire, hein ? T’as plein de vacances quoi et tes cours sont faits pour les vingt-cinq prochaines années ? Tu n’as aucun risque d’être au chômage, c’est bien ça, dis donc… Parce que moi, tu vois, j’ai pas encore trouvé ma voie. C’est pas ma faute si la société ne me laisse pas une chance. Faut juste trouver le bon coach, et hop ! je deviens footballeur pro. Ben ouais, c’est possible, faut croire en son étoile… »
Abrégeons ce monologue fort épique, Lise a déjà assez souffert.
Ça ne vous aura pas échappé que Mr Who affectionne tout particulièrement le pronom « je ». Même quand il croit parler d’elle ou avec elle, il parle de lui et pour lui.

Temps de conversation : 1h30.
Lise n’en peut plus, elle n’arrive pas à le couper. Chaque tentative échoue lamentablement. Elle prend son mal en patience et Mr Who devient sa musique de fond sur laquelle elle voit défiler les photos des mecs bien foutus de son site de rencontre.
Ah ! faut dire qu’ils ont l’air parfaits ces gus là ! Pas une ride, pas un 1mm de graisse, sourire Colgate, torse musclé et prénom d’une syllabe. Facile à retenir… Une armée de clones blondinets aux yeux bleus. Appelons-les Ben…

Ben à la plage.
Ben en moto.
Ben joue avec sa nièce ou sa fille (au choix).
Ben avec sa toque brandissant un diplôme de business.
Ben en mission humanitaire.
Ben au bal de promo entouré de ses barbies jumelles.
Ben super cool.
Ben escalade une montagne.
Ben se prend en selfie tout en faisant mine d’être surpris.

Oh Ben ! Ben ! Si je faisais une taille 36, si j’avais les cheveux lisses et une peau parfaite, me regarderais-tu de ton podium américain ?
Soudain, Lise secoue la tête : mais enfin, tu as déjà Ben au téléphone, que veux-tu de plus ? Son poster ? L’enregistrement de sa voix suave ? La conjugaison intégrale de tous les verbes à tous les temps compressée à la seule et unique 1ère personne ?
« Bon écoute, Ben, oups Mr Who, tu es vraiment calé, tu en sais des choses, incroyable ! tu es spirituel, un gars gentil quoi…” (bref, la réponse qui prouve qu’on a perdu le fil depuis trente minutes)
Et là elle hésite entre deux portes de sortie : les neveux l’appellent (mais pour une fois, personne ne crie) ou bien la batterie à plat.
« Mon téléphone va s’éteindre, je n’ai plus de batterie. Désolée… (mais arrête de t’excuser c’est lui qui t’a saoulée) et bonne continuation dans tes projets, faut rien lâcher (sauf moi !). Bye bye… »

Et tout en raccrochant Lise supprime l’application des Ben sur son téléphone et bloque Mr Who sur Messenger.
Encore une soirée gâchée ! Mais cette fois c’est fini. Répète après moi : plus jamais !!!
Un commentaire sur « « Hey, tu m’appelles là ? » »