Les heures et les années passent sans crier gare et nous voilà au
crépuscule de la vie.
Les Anciens inscrivaient cette phrase sur les cadrans solaires comme rappel de leur propre fragilité et mortalité. Sagesse ? Coup du sort ? Destin? Sceau des dieux?
Qui sait…
Il suffit de poser les pieds dans Pompéi pour que cette maxime prenne tout
son sens. On vous confie un plan pour arpenter cette ville morte, mais vous ne
tardez pas à errer dans les rues pavées et les maisons désertes à la poursuite
d’une histoire.
Les heures défilent, la tête vous tourne et vous vous perdez corps et âme
dans ce petit monde sorti de terre. Vous en venez à toucher les pierres à
l’entrée de chaque maison romaine pour vérifier si tout cela est bien réel,
vous, Pompéi, le Vésuve.
Et puis tout d’un coup, ça vous saisit à la gorge : Vulnerant omnes, ultima necat.
Le cadran change de trajectoire et vous voyez ces vies arrachées à la Vie,
ce peuple arraché à son domus, ces
enfants arrachés au sein de leur mère, ce bracelet arraché au poignet de la
jeune fille. L’eau qui coulait jadis au milieu des rues est tarie et les voix
joyeuses des commerçants se sont tues. Vous êtes envahi par un silence assourdissant,
vos oreilles bourdonnent, votre bouche est sèche, votre cœur est pris dans les
glaces du passé.
Plus qu’un voyage dans le temps, Pompéi vous ramène à l’essence de toutes
choses : la vie, la mort, la peur, la séparation, le temps.
Vulnerant omnes, ultima necat.
Vous marchez comme dans un rêve vers l’amphithéâtre et vous croisez au
passage ceux qui sont morts : les moulages ont gardé leurs yeux, leur bouche,
leur supplication, leur terreur, leur souffrance. Souvent agenouillés,
protégeant l’enfant, ils prient les dieux d’être épargnés avant que les vapeurs
du volcan ne les brûlent et ne les figent dans le temps. Ils ne sont pas morts,
on a arrêté leur course, c’est tout.
Les habitants de Pompéi avaient tout prévu, sauf la mort. Faucheuse drapée
de voiles noirs, elle a fermé leurs yeux, éteint les lumières et la ville s’est
endormie sous le poids des débris et du soufre volcanique.
Me voilà arrivée à l’extrémité de la ville. Quartier réservé aux aïeux qui
rappelait aux Romains que la vie est brève, imprévisible, parfois trop courte,
parfois trop longue. Les ancêtres ne reposent jamais loin des vivants à Pompéi
et les mettent en garde contre la vanité de l’existence, les trahisons,
l’hybris dévastatrice, les passions égoïstes et le châtiment des dieux.
Pourquoi n’ont-ils pas écouté ?
Quittant la nécropole, je rejoins l’agora le cœur lourd et m’assieds près du cavalier aux pieds d’airain, à la lance acérée et au regard vide, tourné vers le cruel Vésuve. Il attend que les siens rentrent à la maison, que les sabots des chevaux claquent sur les dalles froides de la ville, que l’eau coule à nouveau des collines, que des chants d’allégresse résonnent, que la douce vapeur sorte des thermes et que la foule envahisse le temple.
Je ferme les yeux et revoie le village d’Oradour-sur-Glane en Haute-Vienne, un autre Pompéi, mais bien plus cruel, où la mort prend le visage de soldats aux uniformes verdâtres en déroute. Femmes et enfants dans l’église dévorée par les flammes, hommes noyés au fond d’un puits ou fusillés le dos au mur. Vulnerant omnes, ultima necat.
Je prends une poignée de sable au pied des colonnes meurtries du temple d’Apollon : chaque grain une vie, chaque grain une seconde qui passe et ne reviendra pas au cadran solaire. Je me lève et répands le sable sur mon passage en me promettant que je ne regretterai rien le jour où mon Vésuve grondera.
Il est bon que le temps avance et ne fasse pas marche arrière. Il est
bon que Pompéi ait été sorti des décombres pour que les voix des
visiteurs remplacent celles des habitants d’autrefois. Ô Pompéi ! Tu te
dresses face à la mer pour nous rappeler que le temps est un don
précieux, le seul bien que nous possédons en fin de compte.
Parfois, nous voulons
désespérément le retenir et inverser sa course pour vivre éternellement un
moment heureux ou fuir l’avenir inconnu et effrayant. Mais l’être humain est
fait pour changer, grandir, vieillir et se reposer aux marges de la ville. Nous
sommes autant l’enfant que le vieillard, nous devons aimer nos fossettes et nos
rides, nos sourires et nos larmes, notre souplesse et nos rhumatismes, nos
printemps et nos hivers…
Vulnerant omnes, ultima vivit : « toutes
blessent, la dernière vit ».
« Chérie, j’ai vu une femme en entretien aujourd’hui, tu sais, pour le poste d’assistant. Je vais donner ma réponse demain, mais tu vois je préfère bosser avec les hommes. Ouais, c’est un monde d’hommes l’industrie ! Et surtout, chérie, une femme avec autant d’hommes, quelle tentation ! Je me sentirais mal vis-à-vis de toi… »
« Chérie, c’est toi qu’est chaude
franchement ! Je peux pas me contrôler quand je te vois… Alors au calme, ouais,
je sors voir mes potes. »
« M’sieur l’agent, j’y peux rien moi
! Je lui dis qu’elle est bonne, c’est tout. Elle n’a qu’à pas se saper comme ça
! »
« Bon, récapitulons, Madame, votre
mari vous a bousculée violemment, parce que… il était contrarié ? C’est
peut-être qu’un accident. Il ne pouvait pas savoir qu’il y aurait le coin de la
table… Ah ! Il était jaloux ? Ben en même temps, laisser votre voisin porter
les courses, c’est pas sérieux ma bonne dame ! »
……………………………………………………………………………………………………
Quatre situations, quatre hommes,
une seule femme…
Je vais laisser de côté le
politiquement correct et dire ces mots :
« Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquets : j’[en ai marre], j’étouffe,
Je [hurle], je suis [folle], je n’en peux plus, c’est trop »
(Cyrano)
Chère Florence DAREL, tu nous as
toutes montré la voie/voix :
« Les femmes, on est toujours dans le porte-à-faux de…
‘Vous êtes séduisantes, vous faites tout pour séduire, donc après vous
plaignez pas si vous êtes séduites ! Vous devriez être flattées…’
J’ai entendu ça une fois !
J’ai entendu quelqu’un qui a essayé de m’embrasser et qui m’a
dit :
‘Ben, tu devrais être flattée…’
Mais flattée de quoi ?
Je veux dire, c’est comme si nous, on était les tentatrices et que ce
qui nous arrivait était bien fait pour nous !
Et ça, c’est absolument immonde ! […]
On fait que les femmes portent un poids, d’être celles par qui le péché
arrive, quoi !
Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
Quand est-ce que les hommes vont être adultes et considérer que les
femmes ne sont pas un trophée, ne sont pas un butin qu’on ramasse quand on a le
pouvoir !
(octobre 2017)
Considérons qu’on se bat pour
plus d’égalité entre les hommes et les femmes depuis des décennies.
Considérons que le droit de vote
nous a été accordé après de longues luttes – mais pas partout.
Considérons qu’on laisse nombre
de femmes dans l’obscurité, prison de voiles, et l’ignorance, de peur qu’en
déchiffrant les maximes de la liberté, elles ne mettent les voiles ailleurs.
Considérons qu’on les soustrait
au monde, au regard d’autres hommes, qu’on les plonge dans le mutisme – parfois
appelé « obéissance » – et la peur – parfois appelée
« maltraitance » – en jurant qu’on les protège contre ce monde sauvage
et sans pitié.
Considérons que la main qui
pousse le berceau mérite plus de respect, plus d’amour, plus de confiance, plus
de liberté qu’on ne daigne lui en accorder.
Considérons que notre
civilisation se parjure si elle croit soumettre les mères et les filles et
qu’un jour nous en paierons tous le prix.
Alors, cessons de considérer, il
est temps de gracier les prisonnières muettes…
Il existe une vieille tradition
qui rend – appelons-la « Marie » – Marie responsable des excès de son
homme. Ce dernier est animé par de nobles passions, irrépressibles parfois, qui
l’envahissent sans crier gare. Sous l’effet de ses passions, son homme
s’emporte, la désire, la rabaisse, la désire à nouveau, s’impatiente, la
rejette, en désire une autre et ainsi de suite.
Une fois sorti de la caverne,
l’homme de Marie devient incontrôlable ! Mais ce n’est guère sa faute, il
est victime de ses passions/pulsions !
Il y a encore quelques années,
Marie aurait appris, après une période post-maritale raisonnable, que son homme
était devenu Homme avant de rencontrer sa douce Marie. C’est comme ça, son
homme n’avait fait que prouver sa virilité de cette façon et il avait bien dû
régaler l’oreille de ses compères de tous les détails charnels propres à cette
plongée dans la vie adulte.
Marie avait été trompée sur la
marchandise, parce qu’on ne disait pas ces choses aux jeunes et jolies filles
comme il faut. Il avait de l’expérience,
son homme ! Navrée de le déclarer, mais Marie méritait la vertu qu’elle
traînait sous son long voile immaculé tandis qu’elle avançait timidement dans la
froide allée de l’église de son village.
Aujourd’hui, femmes et hommes
n’ont plus rien à offrir sur l’autel du mariage – quand/s’ils se marient – tout
a été consommé avant avec d’autres, avec lui…
Eh oui ! il fallait bien voir si ça collait dans l’intimité !
Foutaises ! On ne décerne aucun brevet pour l’art d’embrasser et le reste…
Ces « compétences » du XXIe siècle n’ont rien à voir avec l’amour, le
vrai. On trompe sa solitude avec le
corps de l’autre et cela dure un temps, puis on se lasse et on passe au
prochain et ainsi de suite. Pas étonnant que notre espèce aille si mal !
Bref, il est temps pour Marie d’être aimée et pas protégée. Problème : si Marie veut juste être aimée par son homme et pas protégée comme une petite fille qui n’aurait jamais grandi, son homme fout le camp ! Il veut se sentir utile, viril, insensible, une vraie pile ! Une petite crise de la quarantaine, de la cinquantaine ou une petite crise tout court et adieu les vœux de mariage !
Son homme remonte le temps ou la rue pour (re)trouver la Marie
d’autrefois, douce, docile, fragile qui avait tant besoin d’être
protégée et apprivoisée au sortir de l’adolescence. Il tombe sur
Britney, si jeune et naïve qu’elle ne connaît les hommes que sur écran.
Les comédies romantiques ont bien fait leur travail ! Britney voit cet
homme viril qui quitte tout pour elle et croit vivre enfin une de ces
folles histoires d’amour enrobées de sucre, de musiques niaises, de
brushing parfait, de voyages à Honolulu, de nuits étoilées…
Arrêtons-là !
Les lieux et les circonstances ne font pas les hommes, loin de là !
Ils ne sont que des décors en carton-pâte sur lesquels on épingle le mot « A-M-O-U-R »
en attendant que Gene Kelly surgisse, fasse deux pas de claquettes, susurre à
notre oreille « You are my lucky
star… » et nous cogne la tête contre le projecteur.
Pauvre Britney ! Son homme n’en
fait pas tant et elle le porte déjà aux nues ! Mais tôt et tard, il fera d’elle
ce qu’il a fait de Marie… Pourquoi continue-t-il de toutes les traiter en
éternelles mineures ? À
mi-chemin entre le papa et le grand-frère, cet homme bourre son torse du coton
de la domination et il ne connaît pas d’autre rôle. Il se voit disparaître et
dégonfler dans la complémentarité d’une relation saine, alors il mène une
chasse sans fin. Il est insatiable, colérique, jaloux et finalement très
faible, alors il cogne avec les mots et les poings. Il défigure Marie, il
défigure Britney dès qu’elles appuient sur le coton de ses failles pour percer
l’abcès. La rage le gagne, ça l’étouffe, il rabaisse, il casse la porcelaine,
il fout le camp, il revient, il cogne et c’est un cycle sans fin… Il ne
reconnaîtra jamais que c’est contre son enfance qu’il se bat, l’absence d’un
père, l’indifférence d’une mère, la peur d’être encore abandonné par une femme…
que sais-je ?
L’homme ne devrait avoir qu’une
mission : aimer une femme avec douceur et constance et délaisser toutes
les autres. Marie a rêvé qu’un homme bâtisse pour elle une véranda toute
blanche et lumineuse qu’elle remplirait de ses rêves, de ses œuvres, de ses
chants, de ses couleurs, de ses rires, de machines à écrire… Donnez cette chambre à soi à Marie – comme dirait
Virginia Woolf – et elle portera son homme jusqu’aux étoiles, elle séchera ses
larmes, elle le soutiendra dans tous ses projets, elle travaillera avec lui,
elle sera alors devenue une femme et pas une petite fille.
Vous dites que c’est un vœu pieux ?
que je suis une rêveuse ? que ce monde est bien trop cruel pour contenir
une telle véranda ? Peut-être… Quant à moi, je refuse que ma condition de
femme rende acceptables des paroles et des comportements grossiers,
infantilisants et violents. Je refuse qu’on me dise que je suis « bonne »,
« chaude », « cougar » dès que je sors mon manteau à motifs
panthère ou « gentille », « spirituelle », « niaise »
dès que je montre de la patience à écouter l’autobiographie lue, racontée,
augmentée, illustrée d’un gus.
Quelle petite fille n’a pas fait une telle déclaration à 5, 10 ou 12 ans ?
Nous avions les yeux pétillants de rêve, d’optimisme, de foi en l’humanité
!
Nous avions déjà tout préparé : les cahiers des élèves-peluches, les livres
à lire, les goûters à distribuer, les récréations, les évaluations, tout.
Tant d’enthousiasme nous poussait à répondre à la place des
élèves-peluches, à écrire à la place des élèves-peluches, à réciter à la place
des élèves-peluches… Bref, nous étions à la fois la maîtresse et l’élève, le
pédagogue et l’apprenant (comme on dirait aujourd’hui) avec une pointe
d’autorité bien assumée qui n’avait pour autre objet que notre moi enfant qui
jouait de temps à autre le perturbateur.
Une telle organisation excluait bien souvent une camarade. Que ce soit
notre voisine de palier, notre petite sœur ou notre amie d’école (qui menace
toujours de sceller notre destin par les mots terribles « Je te cause plus »),
toute tentative d’ajouter à la colonie des peluches une élève en chair et en os
s’avérait délicate voire impossible.
Soit votre classe se soldait en inclusion/exclusion de l’élève qui
n’acceptait pas les règles de votre petit royaume muet, soit vous étiez
vous-même renvoyée et remplacée par votre amie ou votre sœur encore plus
tyrannique : « C’est à mon tour de jouer la maîtresse ! Et si tu ne joues pas
l’élève et ne fais pas tout ce que je te dis, tu vas dans ta chambre ! Les
récalcitrants, on n’en veut pas, n’est-ce pas Toby ? Oui, tu es sage toi… »
Les années passèrent et la petite fille devint une grande personne et la
grande personne devint une maîtresse.
Elle pensait avoir fait ses preuves ou « son année de stage » lors de ses vacances
d’été intensives toutes dédiées à l’éducation de ses élèves-peluches.
Cependant, lorsqu’elle entra dans la vaste arène de l’Éducation nationale,
Lise comprit qu’elle était face à un tout autre public dans un tout autre
monde.
Il fallait faire comme tout le monde, penser comme tout le monde, enseigner
comme tout le monde et être comme tout le monde. En un mot, il fallait cesser
de CRÉER.
Alors, Lise rangea ses crayons de couleur avec lesquels elle avait dessiné
toute son enfance et elle se retroussa les manches.
Règle numéro 1 : toujours laver son
linge sale en classe et pas en salle des profs.
C’est un formateur qui a fait ce conseil à Lise. Une métaphore, tout un
programme.
C’est comme dans La Nuit au musée
: « Larry, personne ne doit entrer dans le musée et rien ne doit en sortir »
Il faut constamment jouer le rôle du prof qui gère, oui, gère de ouf !
« Comment ça se passe avec les 3E ? – Au calme, frère, ils sont super
attentifs, super respectueux, super dynamiques »
Traduction : « Ils s’en foutent de mon cours ; ils ne savent
dire ni bonjour, ni merci, ni au revoir ; ils ne lèvent pas la main et ils disent des niaiseries… »
Mais ça, chut ! personne ne doit le savoir ! Il faut donc
bricoler une version officielle et
garder entre ses quatre murs insonorisés la version off, la vérité, quoi !
Règle numéro 2 : saluer sa
Direction comme un guerrier samouraï.
Vous savez,
ce salut très bas, très respectueux qui vous permet d’enfouir votre visage dans
vos jambes et de courber l’échine à souhait. C’est un salut silencieux, voilà
ce qui compte !
Ne jamais
donner son avis, ne jamais protester, respirer à peine et dire oui à tout.
C’est
comme ça qu’on devient un Hussard de la République ! Et l’Education nationale,
elle aime les bons petits soldats formatés, pâles et maigrichons dans leur
grande blouse noire.
Acceptez
d’appliquer toutes les réformes les plus stupides et abrutissantes qui soient
et vous obtiendrez une note administrative et pédagogique plus élevée que celle
de vos collègues. Mieux, vous sauterez quelques échelons comme jadis vous
sautiez les niveaux en maternelle et primaire et serez peut-être reçu dans l’état
béni des mages de la classe exceptionnelle !
Je tiens
quand même à vous avertir que rien n’est jamais gravé dans le marbre. Une
réforme de plus et hop ! tous les échelons sont mélangés comme les lettres
du scrabble et vous découvrez au retour des vacances d’été que vous avez été
recalé pour cause de ré-harmonisation, d’égalitarisme, de bourses vides… #MinistèreDeL’EducationÀSec
Il est
possible que votre augmentation #HorsClasse et par conséquent votre retraite
soient retardées de quelques années et comme avec la SNCF, c’est un retard
I-N-D-É-F-I-N-I.
Règle numéro 3 : l’habit ne fait pas le
moine, mais enfin si !
Oups !
les collègues historiens de Lise vont s’empourprer en lisant ce dicton non
laïque… « Renvoyée ! »
Quand on entre
dans l’Education nationale, on fait vœu de silence (voir règle n°1), vœu d’obéissance
(voir règle n°2) et vœu de pauvreté (règle n°3).
Je m’explique.
C’est déjà trop de vous accorder horaires de travail allégés, vacances pléthoriques
et sûreté de l’emploi, vous devez compenser ce statut fort avantageux par une
allure modeste voire loqueteuse.
Vous ne
travaillez pas aux ressources humaines chez Chanel, ah ça non !
Martelez-vous bien la tête de cette vérité : vous avez passé un concours d’animateur
et d’éducateur à plein temps, rien à voir avec la culture, les arts, la
littérature.
Mieux
vaut prendre de l’avance cette fois-ci, la prochaine réforme consistera sans
doute à rebaptiser chaque établissement « L’Île des plaisirs ». Douce
appellation qui verra tous nos chérubins se perdre comme Pinocchio dans les
barbes à papa, les flippers, les escape games (eh oui c’est au programme de
français, demandez à la collègue de Lise, un escape game sur Antigone), les tablettes, les banquets
de bonbons sans fin, les cartes au trésor (oups ! cartes mentales) et la
liste est longue.
Lise vous assurera qu’elle a vu ses « apprenants » se métamorphoser en ânes et faire Hi-Han du matin au soir après deux mois passés sur l’Île des plaisirs.
Lise
ajoutera que les intervenants (anciennement appelés « professeurs »)
subissent eux-aussi une métamorphose après une année d’enseignement sur l’Île
des plaisirs. Ils deviennent dingues des voyages scolaires dans les marchés de
Noël en Allemagne pour découvrir une nouvelle langue, une nouvelle culture à
coup de vin chaud. Ils supplient tonton Sam de rester plus longtemps au centre
aéré (anciennement appelé « collège »), parce que leurs meilleurs
amis et leurs plus beaux accomplissements s’y trouvent !
Même malades, ils se traînent dégoulinants de fièvre jusqu’à l’Île des plaisirs pour finaliser les inscriptions des Pinocchios au prochain pique-nique à Andalasia. Bref, les intervenants finissent eux-aussi par faire Hi-Han, Hi-Han du matin au soir. Faut croire que le sucre leur est monté à la tête !
Non, non et non ! Lise refuse qu’on l’appelle l’intervenante, l’animatrice,
la guide touristique, la responsable du service après-vente
#RéclamationParentsNotes. Elle se pointe lundi matin, manteau panthère de chez
Gucci, lunettes de soleil Ralph Lauren en plein mois de janvier, pantalon noir
Esprit, bottes Ralph Lauren et marre !
Peu importe si elle a un découvert de 500 euros (mais ça personne ne le sait !),
peu importe si elle passe pour la bourge parisienne de la Sorbonne, peu importe
si on lui rit au nez…
Elle résistera
en brûlant sur l’autel de la Décence et du Savoir l’affreuse blouse noire
républicaine qu’on veut la forcer à enfiler. Et entre ses quatre murs, elle
peindra des métaphores, des mondes, des scènes de théâtre, des grandes idées,
de l’humanisme, La Fontaine, Hugo, Camus… Cette salle, c’est son petit Jersey à
elle aussi !
Règle numéro 4 : ne jamais malmener la
chair de leur chair
Lise est
claquemurée dans une salle aux murs en crépi pendant quatre bonnes heures. Dans
le jargon officiel, on appelle cela « la réunion parents-professeurs ».
Moi je ferais une réforme pour faire évoluer ce nom, ce concept en « cercle
de bienveillance pour parents et enfants incompris, indécis, incapables ».
Un peu dur, non ? Figurez-vous que les gosses barbouillés du sucre rose de
la barbe à papa qui accompagnent leurs parents ont leur mot à dire désormais et
ils finissent par faire taire leurs parents : « Ecoute, laisse parler
les grands là, weisch, t’es pas dans
le coup ». Vous me direz, au moins ils ont appris un mot allemand sur l’Île
des plaisirs.
Lise
mesure chaque mot qu’elle prononce et elle ajoute une bonne dose d’espoir
factice à chaque commentaire « négatif » qu’elle fait sur l’apprenant.
Exemple : « il ne travaille pas, mais il a du potentiel… »
Rappelez-vous
que l’élève n’est que le modèle réduit de ses géniteurs. Faire le procès de l’élève
c’est faire en miroir celui de ses parents. Il vaut mieux hisser le drapeau
blanc avant que les hostilités ne soient déclarées. Souriez, soyez concis,
oubliez votre vieux rêve de refaire le monde, soyez bienveillant (« vous
mentez ! ah non je flatte ! ») et laissez tomber les chaises. Si
les parents sont débout, ils partiront plus vite !
Bon il y
aura toujours ceux qui verseront quelques larmes : « Je n’y arrive
plus, il a changé depuis la 6e, il est toujours sur son téléphone.
Son père et moi avons divorcé… »
Puis,
ceux qui vous compteront des fables : « Son oncle est mort en
septembre et en décembre son grand-père, ça l’a beaucoup perturbé, il ne
travaille plus… »
Les
peureux qui ont besoin du prof pour asseoir leur autorité : « Ecoute,
Mme X aussi est témoin, là c’est fini, tu n’auras droit qu’à deux heures de
console par jour et après devoirs… »
Les parents-collègues
qui pensent connaître le programme mieux que vous : « J’ai vu que
vous n’avez pas encore traité cette thématique, et franchement, cette œuvre,
programme lycée, non ? Mon fils n’a rien compris ! »
Les
traumatisés de l’Education nationale qui menacent de vous dégommer : « Alors,
j’préfère vous en parler, parce que j’allais débouler au collège. Moi, je veux
pas que mon fils soit l’bouc-émissaire comme j’l’ai été, hein. »
Les
englués dans leur marasme sentimental : « Ouais, c’est l’faute de sa
mère, elle s’est barrée en s’tembre avec mon meilleur pote, si elle vous
appelle, vous m’prévenez, je vais lui r’faire son portrait. C’est ce que je dis
à mon fils, la violence, c’est pas toujours la solution… »
Cercle de
la bienveillance ? thérapie de groupe ? procès de Lise ? Mon cœur
balance…
Elle a
expédié tous ces fâcheux en un temps record, tandis que ses collègues Hi-Han ont préparé tente, sac de
couchage et réchaud. Ce sont les vrais éducateurs ! Quelle conscience
professionnelle ! Tonton Sam se frotte les mains !
Conclusion :
si vous n’acceptez pas ces règles de l’Île des plaisirs, rappelez-vous que
Pinocchio a fini dans le ventre de la baleine, donc tout bien réfléchi, l’Education
nationale est en plein naufrage. Faites comme Lise, résistez ! Mais je reconnais que les Hi-Han ont une fâcheuse tendance à abrutir les plus créatifs d’entre
nous. Alors fuyez ! Quand on ne
peut plus rien transmettre, on n’a plus rien à faire sur l’Île des plaisirs.
Lise a
laissé trop d’énergie, de rêves, de larmes dans sa cellule d’enseignante. Cette
grande machine a brisé son tempérament d’artiste jusqu’à ce qu’elle décide de
reprendre ses crayons de couleur, ses élèves-peluches,
ses rêves de petite fille et ses jambes à son cou pour chanter « Somewhere over the rainbow »,
enfiler ses chaussures magiques et découvrir le monde…
Il y a des conversations qui commencent
comme ça et qui n’en finissent pas.
Lise aurait dû se douter qu’il fallait
bloquer cet individu néfaste !
Alors, pourquoi éprouve-t-elle une telle
pitié pour Mr Who ? Mais pourquoi, je vous le demande ?
Lise est divisée, tiraillée entre sa
vieille amie intérieure qui lui dit : « Mais qu’est-ce que tu t’en fiches
de ce gars ?! » et un instinct maternel hypertrophié qui répond : « Non,
vraiment tu ne peux pas, tu vas le blesser, il ne s’en remettra jamais, sois
chic ! »
Alors Lise cède à cette vague de bonté qui
déferle dans son âme jusqu’à noyer son moi profond et elle appelle Mr Who.
Ah non, elle ne fait pas un appel vidéo,
parce qu’il ne faut pas exagérer ! Je me soigne pour de bon, avant c’était
Skype illico presto pour contenter l’armée
de Misters Who qui se pressaient derrière mon boudoir rose fané, couleur de la
douceur, de la gentillesse, de la solitude…
Elle élimine donc la webcam, un grand pas
en avant. Elle ne veut plus être jugée sur : « Tu sais que t’es belle toi
? T’as de grands yeux, ouais M’dame, ça cogite là-dedans, pour sûr ! Tu dois
être bigrement spirituelle, non ? »
Si seulement les Misters Who savaient que
ces grands yeux sont faits pour les larmes, des larmes salées, lourdes, chaudes
qui sillonnent le visage de Lise.
Elle appelle le Mr Who de cette soirée là…
« Allô ! Ouais. Ça va ? »
Fausse question que Mr Who devrait
remplacer par : « Allô ! Ouais. Comment je vais ? Ma foi… »
Car ce Mr Who gagné à la loterie de
Messenger n’a qu’une obsession : entamer une autobiographie en trois tomes de
sa vie.
Tome 1 : ce qu’aurait pu être son enfance.
Tome 2 : ce qu’aurait dû être son
adolescence.
Tome 3 : ce que pourrait être sa vie
d’adulte.
Vous l’aurez deviné… une autobiographie
faite avec des instruments à vent ou comme j’aime le dire : un costume trois
pièces vides.
Pour ce qui est de l’ambition, Mr Who n’en
manque pas. Les plans s’échafaudent les uns après les autres et peu à peu Lise
a l’impression de voir Ken dans sa penderie essayer toutes les collections
printemps/été, automne/hiver de l’année passée, de l’année présente et de
l’année prochaine.
Lise en a le vertige et elle se félicite
d’avoir bloqué la webcam. Vraiment elle progresse !
Quand Mr Who reprend son souffle entre
deux essayages, il se rappelle qu’il a une femme au bout du fil et une femme à
séduire. Alors, il entame la parade de l’amour, sauf que contrairement au paon,
il n’a plus besoin de tourner physiquement autour de sa proie oups ! femelle.
Il lui suffit de l’embobiner de
compliments bien préparés et il y va, il l’entoure, il l’entoure au ruban
adhésif jusqu’à ce qu’elle étouffe (quand je parlais de proie).
C’est visqueux, c’est commun, ça sonne si
faux ! Mais rien ne l’arrête, rien de rien, la parade de l’amour, c’est
maintenant ou jamais (pour certains, il faudrait franchement que ça ne soit jamais).
Regardons du côté de Mr Who…
Il fait défiler les photos de Lise sur
Facebook et il a ouvert sur son bureau l’ouvrage si formateur Séduire pour les nuls écrit et publié
par Mr Collins, collection Rosings Park, éditeur Lady Catherine de Bourg,
édition revue et augmentée par MPokora.
Dès qu’un compliment colle avec une photo,
il y va, let’s go guy, elle va tomber
raide dingue !
Voici ce que ça donne :
Photo de Lise devant la Statue de la
liberté : « Tu es une grande dame, ouais une lady, franchement t’as peur de rien… »
Photo de Lise avec ses neveux et nièces :
« T’es une mère dans l’âme, mes enfants seront bien avec toi… »
Photo de Lise avec sa fratrie et ses
parents : « Vous êtes au top dans votre famille, j’aime bien les grandes
familles, j’en voudrai une un jour »
Photo de Lise au resto : « Toi, tu
aimes les bonnes choses, tu cuisines bien, ça se sent, et au fait, tu fais un
peu de sport ? Parce que moi, c’est muscu deux heures par jour… »
Photo de Lise avec ses élèves lors d’une
sortie scolaire : « Donc toi tu es fonctionnaire, hein ? T’as plein de
vacances quoi et tes cours sont faits pour les vingt-cinq prochaines années ?
Tu n’as aucun risque d’être au chômage, c’est bien ça, dis donc… Parce que moi,
tu vois, j’ai pas encore trouvé ma voie. C’est pas ma faute si la société ne me
laisse pas une chance. Faut juste trouver le bon coach, et hop ! je
deviens footballeur pro. Ben ouais, c’est possible, faut croire en son étoile… »
Abrégeons ce monologue fort épique, Lise a
déjà assez souffert.
Ça ne vous aura pas échappé que Mr Who
affectionne tout particulièrement le pronom « je ». Même quand il
croit parler d’elle ou avec elle, il parle de lui et pour lui.
Temps de conversation : 1h30.
Lise n’en peut plus, elle n’arrive pas à
le couper. Chaque tentative échoue lamentablement. Elle prend son mal en
patience et Mr Who devient sa musique de fond sur laquelle elle voit défiler
les photos des mecs bien foutus de son site de rencontre.
Ah ! faut dire qu’ils ont l’air
parfaits ces gus là ! Pas une ride, pas un 1mm de graisse, sourire Colgate,
torse musclé et prénom d’une syllabe. Facile à retenir… Une armée de clones
blondinets aux yeux bleus. Appelons-les Ben…
Ben à la plage.
Ben en moto.
Ben joue avec sa nièce ou sa fille (au
choix).
Ben avec sa toque brandissant un diplôme
de business.
Ben en mission humanitaire.
Ben au bal de promo entouré de ses barbies
jumelles.
Ben super cool.
Ben escalade une montagne.
Ben se prend en selfie tout en faisant mine
d’être surpris.
Oh Ben ! Ben ! Si je faisais une taille
36, si j’avais les cheveux lisses et une peau parfaite, me regarderais-tu de
ton podium américain ?
Soudain, Lise secoue la tête : mais
enfin, tu as déjà Ben au téléphone, que veux-tu de plus ? Son poster ?
L’enregistrement de sa voix suave ? La conjugaison intégrale de tous les verbes
à tous les temps compressée à la seule et unique 1ère personne ?
« Bon écoute, Ben, oups Mr Who, tu es
vraiment calé, tu en sais des choses, incroyable ! tu es spirituel, un
gars gentil quoi…” (bref, la réponse qui prouve qu’on a perdu le fil depuis trente
minutes)
Et là elle hésite entre deux portes de sortie
: les neveux l’appellent (mais pour une fois, personne ne crie) ou bien la
batterie à plat.
« Mon téléphone va s’éteindre, je
n’ai plus de batterie. Désolée… (mais arrête de t’excuser c’est lui qui t’a
saoulée) et bonne continuation dans tes projets, faut rien lâcher (sauf moi !).
Bye bye… »
Et tout en raccrochant Lise supprime
l’application des Ben sur son téléphone et bloque Mr Who sur Messenger.
Encore une
soirée gâchée ! Mais cette fois c’est fini. Répète après moi : plus jamais !!!
Il était une
fois une très jolie et très aimable petite fille qui vivait dans une maison
tout aussi petite et mignonne qu’elle. Ses parents veillaient sur elle et
travaillaient dur pour qu’un jour leur très jolie et très aimable petite fille
ait une vie plus confortable et épanouissante que la leur. Alors la petite
fille décida sans même se consulter elle-même, disons que ce fut une décision
unanime et inconsciente, elle décida donc d’étudier de toutes ses forces pour
que ses parents dans leur petite et mignonne maison puissent être fiers d’elle.
Cela ne suffisait pas, elle voulait que ses professeurs, ses camarades, ses
amis, ses frères et sœurs et enfin l’humanité toute entière soient fiers d’elle.
Les années
passèrent et la très jolie et très aimable petite fille devint une adolescente
timide qui était tétanisée à l’idée de mal faire et de désobéir. Puis l’adolescente
timide et effarouchée devint une femme qui ne savait pas qu’elle en était
devenue une. Alors, elle se trouvait mal foutue de partout, gauche et peu
sociable. Elle baissait les yeux par peur du jugement des autres, elle
rougissait au premier regard qu’un homme posait sur elle et elle empilait les
diplômes comme on empile les trophées.
Depuis son
premier dessin à l’école maternelle, elle n’avait eu de cesse de remplir la
malle au fond du jardin de la petite et mignonne maison de ses parents. Tout y rentrait :
dictée, équation, brevet, audition musicale, licence, master, tournoi sportif,
concours et elle n’avait jamais cru possible qu’un tiroir
« rattrapage » soit enfoui quelque part dans la très lourde malle.
Avait-elle
comblé les attentes de tout le monde ? Elle ne le savait même pas, car il
lui semblait que cette malle était sans fond, l’herbe avait poussé entre les
planches et il lui était impossible de la déplacer. Certains jours, elle se
croyait tout aussi engluée dans le jardin de la petite et mignonne maison que
sa très vieille malle et elle ne se souvenait même plus pourquoi elle avait
commencé à la remplir dès son premier jour de maternelle.
Cette
histoire n’est pas si originale, n’est-ce pas ?
Comment
la très jolie et très aimable petite fille va-t-elle sortir de son cycle
carotte/bâton ?
Vous
aimeriez savoir la fin ? Je vous tiens, non ?
Je
vous déclare, chères lectrices et chers lecteurs, que je n’écrirai rien de
plus, c’est décidé.
Vous
êtes mon associé et c’est vous qui allez sortir la très jolie et très aimable
petite fille de son jardin claquemuré.
Abandonner la
malle ?
Vous n’y pensez pas, elle lui colle à la peau.
La
déplacer ?
Mais non, je vous ai dit qu’elle était trop lourde et trop bouffée par l’herbe.
La
remplacer ?
Voyons, la nouvelle finira par être tout aussi remplie que l’ancienne et alors
vous recommencerez avec une troisième.
La vider ? La très jolie et très
aimable petite fille n’y survivra pas.
Y foutre le
feu ?
Ah, voilà qui me plaît, mais un peu radical, tout de même.
Quitter le
jardin, partir, liquider ses actions ? Vous y
êtes, ça me tente…
Je
crois que nous avons tous en nous une très jolie et très aimable petite fille
qui a grandi trop vite et sans s’en rendre compte. Nous avons tous gravé le mot
« bonheur » sur une copie que nous rapporterions à la maison avec un
10/10 et peu importe le temps qu’il nous faudrait pour rapporter cette maudite
copie, notre détermination était sans faille. « Oui, je l’aurai mon
bonheur, le vrai, à la force de mes bras et personne ne me l’enlèvera. »
Fermez
les yeux quelques instants et faites ressurgir cette copie froissée qui vous a
fait tant pleurer que les larmes ont presque absorbé l’intitulé si prometteur,
« bonheur ».
Quelle
ironie ! Car il s’agit sans doute de l’examen le plus difficile et pour
lequel on écarte toute seconde chance ou rattrapage. On veille, on lutte, on
saigne pour un idéal lointain qui ne rapporte pas une once de bonheur ! Et
si par chance on obtient le tant escompté 10/10, on découvre avec effroi qu’on
a posé l’échelle contre le mauvais mur.
J’ai
connu ça… Mais mon bonheur à moi s’épelait : A-G-R-É-G-A-T-I-O-N. Non,
vous ne bafouillez pas, « agrégation ». Illustre concours qu’on ne
fait que murmurer dans les grands amphithéâtres avec un air mystérieux,
mystique même, de peur qu’il ne s’échappe avant même qu’on le saisisse à bras
le corps. Être agrégatif, c’est comme rentrer dans les ordres, un ami s’est
exclamé un jour. Il n’avait pas tort ! On fait vœu de tout : bonnes
séries Netflix, repas équilibrés, théâtre, musées, voyages, sport, rêves (au
sens littéral, on dort si peu, qu’on ne rêve plus et au sens figuré, on apprend
à ne plus aspirer à rien d’autre qu’à une admissibilité en Olympe)… Bref, on
désapprend à vivre pour une période indéterminée.
Au
fil des mois, vos compagnons de chaîne devenus par nécessité vos seuls amis, se
dissolvent dans les pages des ouvrages qu’ils prolongent indéfiniment à la
bibliothèque pour empêcher tout concurrent d’en bénéficier. Rendez-vous compte,
certains braquent des casinos pour faire fortune, vous, vous avez jeté votre
dévolu sur le Littré 4e édition augmentée pour ingurgiter et
régurgiter à l’oral plus de mots que tous les agrégatifs réunis. Quand je vous
parlais de non-vie…
Donc
ces fameux compagnons de chaîne à la fois amis et ennemis finissent par devenir
des stéréotypes. Dans le jargon universitaire, on parle de « bêtes de
concours ». Effectivement, l’univers du bestiaire est assez
approprié : plus le temps pour le shopping, plus le temps pour le
brushing, plus le temps pour le maquillage, plus de temps pour le repassage,
plus le temps pour le rasage, plus le temps pour le lavage, plus de temps, plus
de temps… Si par malheur pour prenez six minutes pour dîner, c’est trois
minutes en moins pour ficher la vie de Philippe Auguste et donc trois minutes
en plus que vous laissez à vos acolytes.
Vous
entrez dans une espèce de « Hunger Games universitaire ». Eh oui,
sélectionné dans le district 13, vous êtes entraîné, formé, modelé par
d’anciens survivants du super-concours (qui soit dit en passant ne se sont
jamais remis à la vie sociale, au shopping, au resto, au voyage, car après le
super-concours, il y a la super-thèse) qui vous évitent les erreurs de débutant
et contrôlent votre bachotage comme on contrôle le poids d’un jockey.
Abrégeons.
Vous survivez à l’écrémage des pré-sélections, j’entends par là, les mois de
préparation à quarante heures de cours par semaine plus quarante heures de
révisions au crépuscule, à l’aube, aux WC, sous la douche, n’importe où. Vous
voilà arrivé à la semaine du concours qui connaîtra son lot de déserteurs, les
premières victimes des Hunger Games. Vous survivez aux dissertations de sept
heures sur les auteurs les plus soporifiques qui soient, aux versions
indigestes, aux démonstrations phonétiques vertigineuses et j’en passe. Mais
non vous êtes toujours vivant, asphyxié, mais vivant.
Les
jours de veille s’installent… Attendre, sans savoir, attendre et travailler
comme si on avait réussi. Le jury sait y faire : vous êtes écartelé,
démantelé, affamé ou boulimique. Chaque bagnard toise un autre bagnard et s’il
ne s’inscrit pas en hurlant aux entraînements oraux, il est perdu, haha, une
place de gagnée ! Alors certes, vous avez fait le deuil du shopping, mais
il vous reste le bagout et vous le faites tourner dans le palais.
Comment
décrire cela ? C’est comme parler avec une patate chaude au fond de la
gorge, c’est feint et à la fois ostentatoire, clair et à la fois philosophique.
Faute d’avoir le concours, vous saurez parler comme un agrégé, c’est déjà
quelque chose ! Au moins le coaching des survivants des derniers Hunger
Games aura servi à quelque chose ! Le revers c’est que le jour où vous
daignerez accepter la porte de secours – c’est-à-dire le CAPES – vos élèves qui
passent leur journée devant les héros-zéros de la téléréalité ne vous
comprendront pas.
Bref, vous êtes admissible ! L’étau se resserre. L’oral est à la porte et vous allez pénétrer dans le Saint des saints. Vos examinateurs ne sont pas des survivants des Hunger Games, ce sont les victorieux, les instigateurs, le Capitole, votre but ultime. Vous voyez déjà sur leur front gravé en toutes lettres l’intitulé de votre vieille copie : B-O-N-H-E-U-R ! Vous avez baissé les yeux en croisant un de ces Champions dans l’ascenseur. On ne peut pas se confronter à l’incarnation de la réussite, on est ébloui !
Vous
avez à peine dormi, vous êtes migraineux, vide, hagard, mais vous vous
raccrochez à ce bout de papier sur lequel est inscrit votre sujet. Si un
médecin prenait votre tension, vous seriez déjà embarqué et transfusé, mais
bon, l’être humain a tant de ressources qu’il s’accroche comme une teigne dans
les conditions les plus insupportables.
Vos
genoux s’entrechoquent, vous transpirez, vos mains moites ont fait gondoler le
bout de papier que le jury vous arrache et vous êtes certain qu’un papier
froissé, c’est déjà deux points en moins. Votre gorge aussi sèche que le désert
du Sahara émet des sons d’un autre monde. Vous vous dédoublez et vous vous
regardez faire avec terreur tandis que quatre ou cinq juges en stylo plume vous
toisent sans sourire, sans sourciller, sans respirer. Vous imaginez la trappe
toute puissante qui va vous engloutir d’un moment à l’autre, votre chronomètre
s’emballe, les montagnes de livres derrière les Champions au stylo plume démentent
votre discours, la tête vous tourne et vos ongles s’enfoncent dans votre jean.
Enfin,
votre torture prend fin. A certains moments, vous vous êtes trouvé brillant, à
d’autres exécrable. Est venu l’interrogatoire des Champions au stylo plume. On
veut vous soutirer des informations, mais ne vous comprenez rien, c’est à peine
si vous vous rappelez votre nom et celui de l’auteur et là le Champion au stylo
plume resté silencieux les dix premières minutes de la questionnette vous
demande : « Que signifie le 9e mot à la 12e ligne de la
page 658 ? » Mais voilà, on ne vous laisse plus le temps d’ouvrir le
livre et vous ne savez plus quel est ce mot à la 12e ligne de la
page 658. Oh ! malheur ! C’est un travail de copiste qu’on attendait
de vous ! C’est ça, il fallait vraiment rentrer dans les ordres et
recopier le manuscrit en lettres gothiques, le dos courbé sur un pupitre du
monastère.
Les
Champions au stylo plume vous relâchent après six heures de préparation,
quarante minutes d’exposé et vingt minutes de questionnette. Un programme digne
de l’Inquisition ! Et demain l’aventure continue…
Arrêtons-la
les frais. C’est une notation dégressive : papier froissé -2,
interprétation audacieuse -4, erreur de grammaire -6, mot non identifié à la
page 658 -8, sueur/tremblements/joues empourprées -10. On vous laisse deux
points pour l’honneur, mais vous vous demanderez longtemps si agiter le bras à
l’embrasure de la porte et dire fièrement « Eh ben me voilà », puis
repartir, n’auraient pas valu le même résultat !
On
vous a pesé, on vous a mesuré et on vous a rejeté. Replongez une année
supplémentaire (c’est-à-dire recommencez TOUT avec un nouveau programme) ou
bien retournez dans votre district 13 qui sent le chômage et le charbon.
Vous
l’aurez compris, j’ai perdu mes Hunger Games, mais j’ai pris cinq kilos et je
suis revenue bredouille. Après deux semaines d’hibernation en juillet, parce
que je n’avais pas vu les saisons passer depuis tous ces mois, autant de larmes
que de pages de Rabelais, de Flaubert, de Char (et j’en passe) lues et
annotées, j’ai foutu le feu à la vieille malle du jardin de la petite et
mignonne maison.
Une
amie m’avait dit avec lucidité la veille des résultats : « Et si tu
réussissais le concours et que tu réalisais après tant d’années de travail que
le bonheur ne s’y trouve pas, mais pas du tout ? »
Juste
prédiction, je suis revenue avec ma copie « Bonheur » toute froissée
et déchirée et j’ai compris tout au fond de moi que ce rêve n’avait rien à voir
avec le Bonheur le vrai, ce n’était qu’une doublure, un fantôme. Et j’ai vu
avec tout autant de lucidité mes Champions au stylo plume tirer leur vieille
malle derrière eux, tel un boulet accroché à leur pied qui leur lacérait la
chair.
Cette
copie « Bonheur » prend plusieurs formes : mari parfait,
carrière, podium, grande maison, voiture supersonique, corps de rêve, enfants
« bibliothèque rose », prix Goncourt, vie sans nuage à rendre jaloux
les voisins, page facebook la plus likée…
Ce
ne sont que des échelles posées contre le mauvais mur et si par malheur vous
atteignez le sommet, vous constaterez avec effroi que l’autre côté est vide,
désert, mangé par les mites, un mur en polystyrène en somme.
Mon conseil le
voici : laissez votre vieille malle, laissez-la glisser tout doucement
dans le passé de votre maison familiale. Vous avez satisfait tout le monde, ces
accomplissements ont formé vos muscles et votre intellect, ils sont honorables,
mais ils ne sont pas une fin en soi et ils ne résument pas une vie. Ne vous
accrochez pas, ne vous débattez pas, faites le deuil de cette vieille malle
rouillée qui a été un bon tuteur, mais ne peut plus désormais vous aider à
pousser droit.
Moi
aussi je suis terrorisée, tout comme vous. Il y a des nuits où la sueur et les
larmes mouillent mon oreiller et je cherche dans le noir ma vieille malle comme
un membre dont j’aurais été amputée, c’est mon membre fantôme. Il me titille,
ça me démange de recréer une nouvelle malle, mais c’est alors que je ferme les
yeux, je prends une grande respiration et je
lâche mes accomplissements pour embrasser mes échecs…
J’ai autant
d’ombre que de lumière et le Bonheur est à mi-chemin entre ces deux pôles. Le
corps humain peut recréer nombre de cellules et je sais que mon membre fantôme
finira par être comblé et remplacé. Je me saisis de cette vie qui va créer la
vie, cette énergie qui va créer le rêve et ce rêve qui naît des cendres de la
malle brisée. Toute une éternité qui s’écrit à chaque fois que
je me relève…