« Un jour, je voudrai(s) être maîtresse ! »

8 MARS 2019

Quelle petite fille n’a pas fait une telle déclaration à 5, 10 ou 12 ans ?

Nous avions les yeux pétillants de rêve, d’optimisme, de foi en l’humanité !

Nous avions déjà tout préparé : les cahiers des élèves-peluches, les livres à lire, les goûters à distribuer, les récréations, les évaluations, tout.

Tant d’enthousiasme nous poussait à répondre à la place des élèves-peluches, à écrire à la place des élèves-peluches, à réciter à la place des élèves-peluches… Bref, nous étions à la fois la maîtresse et l’élève, le pédagogue et l’apprenant (comme on dirait aujourd’hui) avec une pointe d’autorité bien assumée qui n’avait pour autre objet que notre moi enfant qui jouait de temps à autre le perturbateur.

Une telle organisation excluait bien souvent une camarade. Que ce soit notre voisine de palier, notre petite sœur ou notre amie d’école (qui menace toujours de sceller notre destin par les mots terribles « Je te cause plus »), toute tentative d’ajouter à la colonie des peluches une élève en chair et en os s’avérait délicate voire impossible.

Soit votre classe se soldait en inclusion/exclusion de l’élève qui n’acceptait pas les règles de votre petit royaume muet, soit vous étiez vous-même renvoyée et remplacée par votre amie ou votre sœur encore plus tyrannique : « C’est à mon tour de jouer la maîtresse ! Et si tu ne joues pas l’élève et ne fais pas tout ce que je te dis, tu vas dans ta chambre ! Les récalcitrants, on n’en veut pas, n’est-ce pas Toby ? Oui, tu es sage toi… »

Les années passèrent et la petite fille devint une grande personne et la grande personne devint une maîtresse.

Elle pensait avoir fait ses preuves ou « son année de stage » lors de ses vacances d’été intensives toutes dédiées à l’éducation de ses élèves-peluches.

Cependant, lorsqu’elle entra dans la vaste arène de l’Éducation nationale, Lise comprit qu’elle était face à un tout autre public dans un tout autre monde.

Il fallait faire comme tout le monde, penser comme tout le monde, enseigner comme tout le monde et être comme tout le monde. En un mot, il fallait cesser de CRÉER.

Alors, Lise rangea ses crayons de couleur avec lesquels elle avait dessiné toute son enfance et elle se retroussa les manches.

Règle numéro 1 : toujours laver son linge sale en classe et pas en salle des profs.

C’est un formateur qui a fait ce conseil à Lise. Une métaphore, tout un programme.

C’est comme dans La Nuit au musée : « Larry, personne ne doit entrer dans le musée et rien ne doit en sortir »

Il faut constamment jouer le rôle du prof qui gère, oui, gère de ouf !

« Comment ça se passe avec les 3E ? – Au calme, frère, ils sont super attentifs, super respectueux, super dynamiques »

Traduction : « Ils s’en foutent de mon cours ; ils ne savent dire ni bonjour, ni merci, ni au revoir ; ils ne lèvent pas la main et ils disent des niaiseries… »

Mais ça, chut ! personne ne doit le savoir ! Il faut donc bricoler une version officielle et garder entre ses quatre murs insonorisés la version off, la vérité, quoi !

Règle numéro 2 : saluer sa Direction comme un guerrier samouraï.

Vous savez, ce salut très bas, très respectueux qui vous permet d’enfouir votre visage dans vos jambes et de courber l’échine à souhait. C’est un salut silencieux, voilà ce qui compte !

Ne jamais donner son avis, ne jamais protester, respirer à peine et dire oui à tout.

C’est comme ça qu’on devient un Hussard de la République ! Et l’Education nationale, elle aime les bons petits soldats formatés, pâles et maigrichons dans leur grande blouse noire.

Acceptez d’appliquer toutes les réformes les plus stupides et abrutissantes qui soient et vous obtiendrez une note administrative et pédagogique plus élevée que celle de vos collègues. Mieux, vous sauterez quelques échelons comme jadis vous sautiez les niveaux en maternelle et primaire et serez peut-être reçu dans l’état béni des mages de la classe exceptionnelle !

Je tiens quand même à vous avertir que rien n’est jamais gravé dans le marbre. Une réforme de plus et hop ! tous les échelons sont mélangés comme les lettres du scrabble et vous découvrez au retour des vacances d’été que vous avez été recalé pour cause de ré-harmonisation, d’égalitarisme, de bourses vides… #MinistèreDeL’EducationÀSec

Il est possible que votre augmentation #HorsClasse et par conséquent votre retraite soient retardées de quelques années et comme avec la SNCF, c’est un retard I-N-D-É-F-I-N-I.

Règle numéro 3 : l’habit ne fait pas le moine, mais enfin si !

Oups ! les collègues historiens de Lise vont s’empourprer en lisant ce dicton non laïque… « Renvoyée ! »

Quand on entre dans l’Education nationale, on fait vœu de silence (voir règle n°1), vœu d’obéissance (voir règle n°2) et vœu de pauvreté (règle n°3).

Je m’explique. C’est déjà trop de vous accorder horaires de travail allégés, vacances pléthoriques et sûreté de l’emploi, vous devez compenser ce statut fort avantageux par une allure modeste voire loqueteuse.

Vous ne travaillez pas aux ressources humaines chez Chanel, ah ça non ! Martelez-vous bien la tête de cette vérité : vous avez passé un concours d’animateur et d’éducateur à plein temps, rien à voir avec la culture, les arts, la littérature.

Mieux vaut prendre de l’avance cette fois-ci, la prochaine réforme consistera sans doute à rebaptiser chaque établissement « L’Île des plaisirs ». Douce appellation qui verra tous nos chérubins se perdre comme Pinocchio dans les barbes à papa, les flippers, les escape games (eh oui c’est au programme de français, demandez à la collègue de Lise, un escape game sur Antigone), les tablettes, les banquets de bonbons sans fin, les cartes au trésor (oups ! cartes mentales) et la liste est longue.

Lise vous assurera qu’elle a vu ses « apprenants » se métamorphoser en ânes et faire Hi-Han du matin au soir après deux mois passés sur l’Île des plaisirs.

Lise ajoutera que les intervenants (anciennement appelés « professeurs ») subissent eux-aussi une métamorphose après une année d’enseignement sur l’Île des plaisirs. Ils deviennent dingues des voyages scolaires dans les marchés de Noël en Allemagne pour découvrir une nouvelle langue, une nouvelle culture à coup de vin chaud. Ils supplient tonton Sam de rester plus longtemps au centre aéré (anciennement appelé « collège »), parce que leurs meilleurs amis et leurs plus beaux accomplissements s’y trouvent !

Même malades, ils se traînent dégoulinants de fièvre jusqu’à l’Île des plaisirs pour finaliser les inscriptions des Pinocchios au prochain pique-nique à Andalasia. Bref, les intervenants finissent eux-aussi par faire Hi-Han, Hi-Han du matin au soir. Faut croire que le sucre leur est monté à la tête !

Non, non et non ! Lise refuse qu’on l’appelle l’intervenante, l’animatrice, la guide touristique, la responsable du service après-vente #RéclamationParentsNotes. Elle se pointe lundi matin, manteau panthère de chez Gucci, lunettes de soleil Ralph Lauren en plein mois de janvier, pantalon noir Esprit, bottes Ralph Lauren et marre ! Peu importe si elle a un découvert de 500 euros (mais ça personne ne le sait !), peu importe si elle passe pour la bourge parisienne de la Sorbonne, peu importe si on lui rit au nez…

Elle résistera en brûlant sur l’autel de la Décence et du Savoir l’affreuse blouse noire républicaine qu’on veut la forcer à enfiler. Et entre ses quatre murs, elle peindra des métaphores, des mondes, des scènes de théâtre, des grandes idées, de l’humanisme, La Fontaine, Hugo, Camus… Cette salle, c’est son petit Jersey à elle aussi !

Règle numéro 4 : ne jamais malmener la chair de leur chair

Lise est claquemurée dans une salle aux murs en crépi pendant quatre bonnes heures. Dans le jargon officiel, on appelle cela « la réunion parents-professeurs ». Moi je ferais une réforme pour faire évoluer ce nom, ce concept en « cercle de bienveillance pour parents et enfants incompris, indécis, incapables ». Un peu dur, non ? Figurez-vous que les gosses barbouillés du sucre rose de la barbe à papa qui accompagnent leurs parents ont leur mot à dire désormais et ils finissent par faire taire leurs parents : « Ecoute, laisse parler les grands là, weisch, t’es pas dans le coup ». Vous me direz, au moins ils ont appris un mot allemand sur l’Île des plaisirs.

Lise mesure chaque mot qu’elle prononce et elle ajoute une bonne dose d’espoir factice à chaque commentaire « négatif » qu’elle fait sur l’apprenant. Exemple : « il ne travaille pas, mais il a du potentiel… »

Rappelez-vous que l’élève n’est que le modèle réduit de ses géniteurs. Faire le procès de l’élève c’est faire en miroir celui de ses parents. Il vaut mieux hisser le drapeau blanc avant que les hostilités ne soient déclarées. Souriez, soyez concis, oubliez votre vieux rêve de refaire le monde, soyez bienveillant (« vous mentez ! ah non je flatte ! ») et laissez tomber les chaises. Si les parents sont débout, ils partiront plus vite !

Bon il y aura toujours ceux qui verseront quelques larmes : « Je n’y arrive plus, il a changé depuis la 6e, il est toujours sur son téléphone. Son père et moi avons divorcé… »

Puis, ceux qui vous compteront des fables : « Son oncle est mort en septembre et en décembre son grand-père, ça l’a beaucoup perturbé, il ne travaille plus… »

Les peureux qui ont besoin du prof pour asseoir leur autorité : « Ecoute, Mme X aussi est témoin, là c’est fini, tu n’auras droit qu’à deux heures de console par jour et après devoirs… »

Les parents-collègues qui pensent connaître le programme mieux que vous : « J’ai vu que vous n’avez pas encore traité cette thématique, et franchement, cette œuvre, programme lycée, non ? Mon fils n’a rien compris ! »

Les traumatisés de l’Education nationale qui menacent de vous dégommer : « Alors, j’préfère vous en parler, parce que j’allais débouler au collège. Moi, je veux pas que mon fils soit l’bouc-émissaire comme j’l’ai été, hein. »

Les englués dans leur marasme sentimental : « Ouais, c’est l’faute de sa mère, elle s’est barrée en s’tembre avec mon meilleur pote, si elle vous appelle, vous m’prévenez, je vais lui r’faire son portrait. C’est ce que je dis à mon fils, la violence, c’est pas toujours la solution… »

Cercle de la bienveillance ? thérapie de groupe ? procès de Lise ? Mon cœur balance…

Elle a expédié tous ces fâcheux en un temps record, tandis que ses collègues Hi-Han ont préparé tente, sac de couchage et réchaud. Ce sont les vrais éducateurs ! Quelle conscience professionnelle ! Tonton Sam se frotte les mains !

Conclusion : si vous n’acceptez pas ces règles de l’Île des plaisirs, rappelez-vous que Pinocchio a fini dans le ventre de la baleine, donc tout bien réfléchi, l’Education nationale est en plein naufrage. Faites comme Lise, résistez ! Mais je reconnais que les Hi-Han ont une fâcheuse tendance à abrutir les plus créatifs d’entre nous. Alors fuyez ! Quand on ne peut plus rien transmettre, on n’a plus rien à faire sur l’Île des plaisirs.

Lise a laissé trop d’énergie, de rêves, de larmes dans sa cellule d’enseignante. Cette grande machine a brisé son tempérament d’artiste jusqu’à ce qu’elle décide de reprendre ses crayons de couleur, ses élèves-peluches, ses rêves de petite fille et ses jambes à son cou pour chanter « Somewhere over the rainbow », enfiler ses chaussures magiques et découvrir le monde…

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