J’entends dire fréquemment que « c’est comme ça », « on n’y peut rien », « c’est le coup du destin », « je suis dans une impasse », « je n’ai pas eu ça », « je suis différent et je n’y peux rien », et ainsi de suite, et ainsi de suite… A croire que l’être humain s’acharne depuis la nuit des temps à s’enfermer dans un destin injuste et tout tracé, comme si la petite Antigone coincée entre les quatre murs du théâtre et de son palais ne cessait de nous hanter et de dessiner les contours d’une révolte intestine et familiale nous menant tout droit à la solitude et à la mort.
Après tout, ce n’était pas son affaire à Antigone d’aller enterrer son frère, leur guerre fratricide ne la concernait pas non plus, le suicide de sa mère, l’errance aveugle de son père, le gouvernement autoritaire de son oncle, rien de tout cela ne la concernait réellement. Embrasser ces causes perdues était pourtant si facile et si tentant, se laisser emporter malgré elle dans un tourbillon familial et dans une vie qu’elle n’avait pas choisie, histoire de ne pas avoir à décider, à choisir, non, glisser jusqu’au bord du gouffre où ont plongé tous les siens, où tout le monde plonge d’ailleurs, comme si le vertige, l’horreur, le sentiment d’être condamnée donnaient de l’épaisseur à son être et à sa vie.
Bien que nos épopées familiales soient bien moins chaotiques et mortelles, je remarque aujourd’hui que nous sommes nombreux à vivre et à continuer de vivre selon l’énergie et les choix de nos pères et par « pères », j’entends « parents, ascendants ». On vit pour eux, comme eux, par peur de vivre tout court. Bien souvent, nous n’avons même pas conscience de nous être faufilés dans la vie de quelqu’un d’autre, d’avoir endossé le costume d’une mère, d’une grand-mère, d’un arrière-grand-père et de frôler le sol moite et lisse d’une scène de théâtre obscure d’un pied hésitant sur un air entêtant et emportés dans une chorégraphie qui n’est pas la nôtre et que nous n’exécutons qu’approximativement parce que tout sonne faux, si je puis dire.

Il arrive qu’on soit ainsi dépossédés de sa vie pendant une bonne vingtaine d’années, tout en étant persuadés de rentabiliser le souffle qui nous est prêté. Comment alors imaginer que nous soyons portés par des pensées, des énergies, des vécus qui ne sont pas les nôtres ?
Le point de décrochage de ce destin que nous avions collé à notre peau s’amorce dès que nous observons avec stupeur l’écart abyssal entre cette vie et l’être intérieur, physique, émotionnel, complet que nous sommes réellement et depuis toujours. Une dissociation s’opère et un battement de cils suffit à nous montrer la vérité enfouie depuis si longtemps : nous n’avons jamais voulu sauver notre famille, les autres, nous n’avons jamais désiré cette relation dans laquelle nous nous sommes violemment absorbés, nous n’avons jamais accepté de nous diluer à l’infini, nous n’avons jamais aimé nous voir aussi diminués et muets aux portes des vents dominateurs et capricieux de ces autres qui ne se remettent jamais en question et utilisent l’empathie dont nous nous sommes couverts par peur d’être rejetés le jour où quelqu’un finirait par découvrir notre personnalité véritable et fantasque.
Un jour, je me suis posé cette même question : comment ai-je pu museler mon âme aussi longtemps ? comment ai-je pu ainsi m’absenter de la pièce froide et minuscule où je m’étais tapie ? comment ai-je pu m’oublier le jour même où mon devoir le plus important était d’entendre mes propres confidences et de me donner la main pour apprendre à marcher ?
Dieu n’a jamais voulu ça et n’en demandait pas tant.

La vérité est que nous sommes encore si nombreux, trop nombreux, à enterrer nos frères comme Antigone dans l’humidité rose d’une aube funeste, précipitant notre mort, celle de la vie que nous pourrions embrasser si nous rejetions des combats épiques qui ont déjà décimé des générations entières. Une lignée de malheureux, de proscrits, de non vivants, de sacrifiés ne nous supplierait-elle pas d’arrêter ce cercle tragique qui nous enferme dans la répétition des mêmes erreurs, des mêmes paroles, des mêmes émotions destructrices ?
Aux portes de la légèreté, de ce monde de lumière où l’on voit mieux, où l’on voit bien, nos pères ne nous diraient-ils pas de déposer leurs armures une bonne fois pour toutes ? d’être la joie si nous sommes joyeux ? d’être la vie si nous sommes vivants ? d’être la voix si nous sommes bavards ? d’être le pardon si nous sommes généreux ? d’être la nouvelle terre si nous sommes voyageurs ? d’être le chant si nous sommes inspirés ? d’être l’amour si nous sommes tendres ?
J’aime me répéter que nous sommes tout ce que nous désirons, que notre vie est donc la succession de nos désirs profonds, que tout change et nous aussi devons changer pour ce qui n’était qu’à peine murmuré autrefois. Ce que les autres ont désiré ne nous concerne plus, ce qu’il ont fait, nous ont fait n’est qu’un épisode ou détour clôt sur la route complexe qui se fait plus précise à mesure que nous emportons sable et graviers. Ce que nous redoutons devra être affronté, puis déposé au sol dans la cascade stridente et mécanique d’un heaume qui tombe avant d’être balayé.

Il m’arrive de planer à la fine surface de l’eau, sur le dos, les yeux perdus dans le ciel bleu de l’été, filtrant les quelques nuages cotonneux. Je sens alors que tout s’en va : mes douleurs, mes frustrations, mes vains combats, mes angoisses vaseuses, et puis celles des autres. Rien de ce que j’ai vécu n’était inutile. Rien n’est perdu. Rien n’est affublé du post-it « trop tard ». Je me relève alors dans une rafale d’eau et je sens la sève de la vie me chatouiller les orteils et remonter le long de la peau, cette enveloppe de peau qui absorbe tout, parle de tout, pleure et se fendille parfois, se reconstitue, s’adoucit, se fait la toile de la beauté, le verre éblouissant du soleil, cette peau qui empêche l’âme de s’éparpiller et de se perdre dans le vaste univers.
LISE
« Comprendre… Vous n’avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a dans ses poches au mendiant qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu’à ce qu’on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant. » Antigone
