REFUGES

« Si mon père a été si fier que j’aie publié un livre, au point de m’écrire pour m’en féliciter, c’est que j’avais sans doute accompli son rêve. J’avoue que l’écriture, ce point commun inattendu entre lui et moi, commence à fissurer ma carapace de colère et de dégoût. Comme le Monsieur Teste de Paul Valéry, mon père est l’auteur de mille histoires qu’il n’a jamais écrites que dans sa tête. À son sujet, on peut parler d’un processus constant d’invention, de réécriture de sa vie. Il a sans cesse cherché à se réfugier dans une reconstruction acceptable, vivable, du monde extérieur, et c’est en soi une activité de romancier. On se fabrique les refuges que l’on peut. Et puisque écrire, c’est habiter le monde d’une façon différente, c’est vivre à l’intérieur des histoires qu’on se raconte, je me demande ce qui distingue fondamentalement les écrivains des mythomanes. Sur son bureau, quelques stylos sont encore en bon état. Un Montblanc à pompe que j’offrirai à mon fils, en souvenir de son grand-père, un critérium et un stylo plume Parker en laiton doré, que je garderai pour moi, comme son briquet Dupont, doré lui aussi. » Vanessa Springora, Patronyme (2025)

https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/livres/vanessa-springora-autrice-du-livre-qui-accuse-matzneff-pourquoi-n-a-t-on-rien-fait-01-01-2020-8227179.php

Les années de vie ont ceci de bon qu’elles créent une réserve quasi inépuisable de rencontres, d’humains côtoyés de près ou de loin, de femmes et d’hommes croisés au cours d’un voyage en train, dans une file d’attente, de couples bruyants à la table d’à côté de la brasserie qu’on découvre pour la première fois ou de l’estaminet qu’on fréquente assidûment et dont on connaît toutes les répliques et toutes les mimiques du serveur en chef. Puis, on complète cette galerie avec les êtres qui peuplent notre quotidien, ceux qu’on croise chaque matin et qu’on salue chaque soir, celui ou celle qui partage notre vie et notre chambre à coucher et ceux avec qui on a grandi et qui demeurent parfois des énigmes à part entière. 

Dans cette galerie étoffée mois après mois, on note une constante : nous sommes tous à la recherche d’un refuge, d’une espèce de paradis perdu qui nous permettrait de sauter du train, de rejoindre la berge peut-être plus sûre, de souffler un instant, de nous dilater dans un temps moins fou et qui sait, de tout recommencer en mieux ?

Copyright : Lise Paty

Pour certains, comme le père de Vanessa Springora, Patrick, le refuge tient à la quantité d’histoires inventées et narrées à autrui, histoires où il incarne toujours le héros, où il peut être aimé et admiré, où il est autre et où la vie devient alors un peu plus tenable… Pour d’autres, le refuge, c’est le père qu’on a tant aimé et admiré à en rendre jalouse la mère et qu’on a perdu prématurément, alors on revit indéfiniment les années de l’enfance, les années de complicité, les années où l’on n’était pas encore seule. Pour d’autres encore, le refuge est bâti sous l’impulsion de la colère, une colère « juste », celle qui comptabilise tout ce qu’on n’a pas eu et qu’on aurait dû avoir, celle qui est née avec persistance sous la volée des coups physiques et verbaux figeant la larme de l’enfant en perle glacée indestructible. Et l’on passe des années à peindre ce nouvel album de vie avec les parents qu’on aurait dû avoir, offrant le soutien matériel et émotionnel qui aurait permis de pousser un peu mieux et un peu plus droit et de rencontrer les bonnes personnes et de prendre les bonnes décisions. On attend, montant la garde devant ce refuge amer, que justice nous soit enfin accordée, mais en vain, alors on maudit le Créateur encore et encore et on reste en vie en remerciant la colère pour tous les coups qu’on parvient, aujourd’hui, à rendre… D’autres, enfin, soignent tout et tout le monde pour être soignés et réparés à leur tour. Dans cet hôpital de campagne, on laisse s’échapper l’odeur entêtante et saline des pleurs de l’enfance non pleurés et non consolés qu’on croit retrouver dans les grands yeux fiévreux des autres qui n’ont rien demandé et ne comptent pas restés alités jusqu’à la fin de leurs jours ! 

Pour moi, il est étourdissant de réussir à discerner, avec de plus en plus d’acuité, la silhouette de l’enfant dans les contours de l’adulte. Un petit être qui gémit dans la douleur depuis si longtemps, qui attend dans une cellule grise et froide sommairement travestie en salle de jeux le secours et les étreintes de l’adulte. L’enfant tape de plus en plus fort sur les parois de la solitude jusqu’à faire vriller l’adulte qui a grandi physiquement, mais pas émotionnellement. Si vous observez attentivement les êtres les plus tristes, en colère et abîmés, vous finissez par distinguer au fond de leurs grands yeux, le regard plein d’incompréhension de l’enfant. Est-il seulement possible et imaginable que deux êtres aussi éloignés dans le temps cohabitent pendant de si longues années ? Oui et aussi longtemps que l’enfant n’aura pas été consolé et guéri par la voix apaisante de l’adulte… Je parle bien sûr de l’adulte qui était enfant et pas un être extérieur à soi, pas un parent, pas une figure tutélaire du passé, mais soi-même.

Copyright : Lise Paty

C’est alors qu’on peut se raconter l’Histoire, la sienne, la vraie et faire la paix avec elle… Finies les histoires – les autres – les postures, les refuges de fortune qu’on s’est forgés toutes ces décennies pour survivre, c’est-à-dire vivre un peu moins mal. Ça semble si simple ainsi écrit et c’est pourtant si difficile d’aller trouver et réconforter l’enfant blessé qui s’est cogné la tête contre tous les bords de notre âme morcelée, celui qui nous faisait toujours réagir ainsi et toujours avec la même impulsivité et irréflexion, celui qui criait et pleurait en nous dérobant notre énergie vitale, celui qui rompait sans cesse avec les autres et larguait les amarres avant de le regretter amèrement, celui qui nous ramenait sans cesse au même mur infranchissable de solitude et de silence.

Je crois l’avoir déjà écrit, mais ma grand-mère est décédée il y a un an exactement.

Elle et sa maison où j’ai passé tant de vacances au cours de mon enfance étaient mon refuge.

La maison a été vendue après le décès de son mari, Robert, mon grand-père et Raymonde, ma grand-mère, est venue vivre tout à côté de mes parents. Elle a pleuré secrètement les mois qui ont suivi ce changement de vie à un âge déjà avancé, car elle n’avait plus sa maison, son refuge et le mien. Une plaie du passé se réouvrait : tout comme elle avait perdu sa maison du Tréport bien des décennies plus tôt pour partir à l’autre bout du monde sur un petit caillou sans impôts, elle avait perdu sa maison du Loir et Cher, la dernière sur la route du Poirier Pigeon… Sa maison de la route du Poirier Pigeon, un petit segment bleu sur Google Maps ou encore la tache aveugle sur la grande carte de la France, elle en était l’âme et la propriétaire exemplaire. Elle y avait accroché et rangé les quelques brides de son passé – un passé de grande voyageuse qui la distinguait tant du reste de sa fratrie picarde – des souvenirs du Pacifique, de l’Afrique, du Canada et c’était déjà beaucoup pour la petite fille qui avait, jadis, arpenté en galoches les champs ingrats d’Hargicourt et enfoncé ses mains dans la terre grasse et rude de la Somme. 

Raymonde, elle avait un cœur aussi grand et généreux que les énormes framboises qu’elle cueillait, bichonnait et récoltait chaque été pour les transformer en confitures et coulis. Il n’y a pas à dire, elle était faite pour être grand-mère et elle sentait toujours bon la généreuse cuisine à base de crème fraîche et d’amour à laquelle elle se livrait matin et soir en prenant garde d’ouvrir grand les fenêtres donnant sur son paradis de roses rouges. Peu de voitures passaient devant la maison sans portail et les étés y étaient très doux et très très simples. 

Copyright : Lise Paty

Pourquoi est-ce que je retourne sans cesse dans cette maison au bout de la route du Poirier Pigeon ? 

Je rêve souvent que j’entrouvre la porte d’entrée ou celle de la cuisine pour la retrouver avec sa voix forte, rassurante et pleine d’accents joyeux, je rêve tout simplement que je la retrouve… Mon enfant intérieur avec qui j’ai pourtant beaucoup communiqué ces dernières années et que j’ai réconforté à plusieurs reprises et conduit dans les champs de marguerites ne trouve nulle consolation et s’accroche à ce refuge caché sur le petit segment bleu indiqué par Google Maps. Il arrive qu’à mon réveil et ayant à nouveau perdu Raymonde ma tristesse soit infinie et le vide étourdissant sous mes pieds et haletant dans ma poitrine.

Je sais, pourtant, qu’il faudra bien avancer et quitter la maison de mon enfance sans la vouer à l’oubli.

Je me dis alors qu’écrire sur elle pourrait bien être l’unique moyen d’habiter une fois encore sa maison, la dernière de la route du Poirier Pigeon, vivre quelques temps à l’intérieur des histoires qu’elle m’a racontées encore et encore et qu’on a tous fini par se raconter sans en connaître ni le début, ni la fin, ni les détails, ni les transitions. Raconter son histoire et la nôtre, l’histoire des femmes qui l’ont suivie, autant de vies minuscules gagnées par les non-dits, les répétitions et les silences lourds de sens. Raconter cette histoire pourrait être la clé de toutes les autres et écrire pourrait-il alors guérir elle, elles – ses descendantes – et moi-même ? 

« The shade of the fine trees raise a kind of Awe in the mind »

« The shade of the fine trees raise a kind of Awe in the mind, and as time gives a kind of Respect and [H]exaltation even to inanimate things, one looks upon these noble Oaks with a sort of Superstitious awe, & as time changes circumstances, they who had once their idle & superfluous excrescences cut with a golden Instrument are now without mercy mark’d for the Rude & fatal ax: and from being the Altars of the Druids are destined to be Ships of War & to deal those mischief they once were supplicated to avert. » Lettre d’Elizabeth Montagu à Mary Anstey (3 décembre 1747, EMCO 702)

J’ai été saisie par ces mots en parcourant la correspondance d’Elizabeth Montagu. Les chênes agitant feuilles, branches et ombres au-dessus des mortels en quête de rêverie, d’émerveillement, dirons-nous de « divin », me faisaient penser à ces vies disparues et à ce qu’il en reste. Au cœur de son froid hiver anglais, un 3 décembre, Montagu avait écrit sur la fragilité de l’existence et sur la mélancolie profonde qui l’accompagne.

Il lui suffisait de passer ses doigts le long de l’écorce rugueuse pour sentir les décennies de vies qui s’y cachaient et la folie des hommes à l’œuvre. Comment avions-nous pu bénir ces immenses chênes et en faire des lieux de culte au temps des druides pour ensuite les entailler, les percer de part en part pour en faire des coques de navires de guerre ? Pourquoi n’avions-nous rien entendu, rien retenu de ce qu’ils essayaient de nous dire depuis les origines du monde ? Les chênes étaient conçus pour nous bercer par le constant froissement des feuilles les unes contre les autres, poussées par le vent chahuteur ; ils étaient créés pour accorder ombre et fraîcheur contre le soleil brûlant ; ils étaient la preuve qu’on ne peut vivre sans racines ni rameaux et on en avait fait le véhicule de la conquête.

Nous avons tous connu d’autres chênes, ces humains immenses et nobles de cœur qui nous donnent le secours de leurs bras, le chant de leur voix et un lieu de repos où s’arrêter un peu pour contempler la vie et la comprendre. Il arrive que ces chênes disparaissent après des décennies de lutte et on ne trouve plus ni ombre, ni bruissement, ni paix. On est, pour ainsi dire, orphelins et la perte nous serre la gorge au creux d’une nuit de larmes. On ne peut pas en parler car on vous répète que c’est le cycle de la vie, que la vieillesse était un tel fardeau pour cet être cher que la mort est venue telle une délivrance, qu’enfin vous la retrouverez après cette vie…

Et vous restez seule avec la gorge serrée et les larmes chaudes et pesantes.

Puis, toutes les réactions des proches se bousculent. Le chêne fait pour le culte druidique et la religion du cœur est utilisé pour alimenter les querelles intestines. Ils pleurent aussi j’imagine, mais le deuil se transforme en désir effréné de récupérer les quelques objets qui constituaient l’univers de la disparue. Le bois fendille et on creuse une coque de navire de guerre ou de navire marchand dans l’écorce encore tiède…

Je me rappelle avoir négligemment tiré un des tiroirs du meuble de salle de bain et saisi la brosse à cheveux de ma chère grand-mère : ses cheveux blancs et fatigués étaient encore accrochés aux picots, une lime marquait le chemin où ses ongles étaient passés et j’ai cru, un instant, en repoussant doucement le tiroir que si je fermais les yeux et respirais profondément, je finirais par entendre son souffle lourd dans le salon, sa respiration de vieille femme, et peut-être son rire frais et aigu d’antan. Mais non, seul le silence pesait sur mon cœur et sur les lieux. Ce n’étaient que des objets inanimés et sans âme en l’absence de celle qui les maniait. Alors j’ai tout laissé et fui dans mes larmes. 

Je tente en vain dans de nombreux rêves de retrouver la sécurité de mon chêne, mais au réveil, il s’en est allé, et je sens la perte et le fuite du temps comme je les sentais déjà très jeune jusqu’à en avoir le souffle coupé. 

Ce que je me dis, et c’est cela que je voudrais dire, c’est que si je vis selon la vérité de mon cœur, comme elle, si je suis une femme heureuse autant qu’elle le voudrait et peut-être plus qu’elle ne l’a été, alors elle continuera de vivre en moi et avec moi, alors elle bénira mes jours en m’offrant un abri et une ombre plus immenses que ceux produits de son vivant, alors nos deux mondes convergeront au-delà des objets, des lieux, des livres échangés, des films regardés à deux avec un esquimau dans la main droite, des parties de petits chevaux interminables et devenues « rituelles », des mots griffonnés encore et encore et nous rirons ensemble dans le bruissement des larges feuilles du chêne portées par un vent doux et frais… 

Alors la mort ne sera plus…

LISE

La simplicité d’un coquillage…

« Nous, les femmes d’aujourd’hui vivons chaque journée en funambules. Même le trapéziste est un amateur en comparaison ! Regardez-nous ! Nous courons sur une fine corde quotidiennement, portant en équilibre une pile de livres sur la tête. Le sac pour bébé, le parasol, la chaise de cuisine, le tout sous contrôle. Tout doux ! Les sages ne nous ont pas mis en garde contre l’idée de vivre dans la simplicité, mais plutôt contre celle de vivre dans la multiplicité. Cette vie-là conduit non pas à l’unité, mais bien à la fragmentation. Elle ne conduit pas à la grâce, au contraire, elle détruit l’âme. » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Vendredi dernier, j’ai dit à mon mari que je partais quelques jours au bord de la mer, dans mon refuge au pied des falaises de craie… Il connaît mon besoin de retraite et de silence et plus que quiconque, il mesure à quel point cela est indispensable à mon équilibre intérieur, pour éviter la fragmentation et l’éparpillement devenus notre mode de vie quotidien en ce haut XXIe siècle.

« Mais ce que je veux plus que tout – en fait, comme fin à tout autre désir – c’est être en paix avec moi-même. Je veux que mes yeux soient fixés sur un seul objet, que mes intentions soient pures, que ma vie soit centrée pour ainsi mieux porter les obligations et les activités qui sont les miennes. Je veux, en réalité – pour reprendre le langage des saints – vivre ‘dans la grâce’ aussi longtemps que possible. Je n’emploie pas ce terme dans un sens uniquement théologique. Par ‘grâce’, j’entends une harmonie intérieure, essentiellement spirituelle, qui peut se traduire en harmonie extérieure. Il est probable que je sois en train de rechercher, ce que Socrate demande dans sa prière tirée du Phèdre : ‘J’aimerais trouver cet état intérieur de grâce spirituelle, état qui me permettrait d’agir et de donner tel que je suis censé le faire aux yeux de Dieu’. Aussi vague que soit la définition, je crois que la plupart des gens sont conscients de ces périodes ‘de grâce’ et de ‘non grâce’, bien qu’ils emploient d’autres mots pour les décrire. Dans ce premier état heureux, il semble qu’on porte toutes ses tâches avec légèreté, comme menées par une belle marée ; et dans l’état contraire, on peut à peine faire ses lacets… » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Je vous écris comme on lancerait une bouteille à la mer, les orteils dans la végétation sèche si caractéristique des sentiers côtiers, le regard perdu dans l’alignement des falaises jaunâtres et les oreilles bercées par le ronronnement continu des vagues mousseuses bien des mètres sous moi. Je ne sais pas pourquoi la musique maritime m’apaise autant, c’est comme une promesse que tout ira bien « come what may »…

Je vous écris parce que j’ai cessé de parler, j’ai à peine croisé quelques randonneurs et d’un commun accord, sans employer aucun mot, nous nous sommes fait le signe habituel : « je te salue, mais laisse-moi encore un peu avec moi-même… »

J’ignore pourquoi cette démarche vers la solitude et le silence est tant décriée voire méprisée par une catégorie d’individus toujours affairés, toujours souffrants, toujours en passe de sauver l’humanité – rien que ça. Se replier revient à céder à soi, donc à l’égoïsme. Se replier, c’est tourner le dos au groupe, quel qu’il soit et forcément passer pour étrange, ermite, faible : « elle, on ne sait pas comment la prendre… ».

La vérité est que s’extraire de l’aliénation toujours croissante de notre monde hyper connecté devient une démarche « dangereuse ». Si je m’arrête quelques instants, si je renonce à la parole, à tout ce qui m’occupe pour masquer le néant, je pourrais bien voir. Et voir de cette distance fait tomber les masques et les schémas relationnels tellement cycliques et tellement fous dans leur répétition stérile que certaines relations disparaîtront d’elles-mêmes.

Si je rentre dans un processus de guérison par les vagues, par la sensation des brindilles sèches entre mes orteils, par l’odeur terreuse du chemin totalement vierge que j’emprunte, cela signifie que je n’aurai plus aucune excuse. Plus aucune excuse pour toujours m’abîmer dans mes vieilles plaies ouvertes. Plus aucune excuse pour m’accrocher à toi dans ma douce dépendance. Plus aucune excuse pour te détester, toi, qui sembles tout avoir et tout réussir. Plus aucune excuse pour repousser éternellement le changement et l’imposer à toi avec qui je vis. Plus aucune excuse pour rester l’enfant dégoulinant de sanglots inconsolables et qui jamais ne grandit.

En écrivant cela, je distingue une lueur de soleil – la toute dernière de cette journée de Grâce – tombant sur la falaise rognée devant moi. Dans quelques minutes, je pourrais bien être surprise par ce bain de lumière chaud et inespéré d’un vingt-sept février. L’hiver est en train de reculer et tout renaît enfin, moi aussi, encore une renaissance, un geste d’amour immense offert à moi-même sans rien attendre.

Il y a dix jours environ, en manque d’allumettes, j’ai proposé de les remplacer par un spaghetti – ça va vous sembler bizarre toute cette histoire – mais c’était la solution de remplacement idéale pour enclencher la combustion d’un feu, d’une cheminée d’appoint. D’où pouvait me venir cet élan d’ingéniosité ? J’avais le sentiment d’une leçon apprise dans une autre vie, d’un déjà-vu mais dans lequel je n’étais que témoin, puis exécutrice de l’idée de quelqu’un d’autre. Bien des heures plus tard, le souvenir m’est revenu. C’était il y a huit ans exactement, ailleurs, bien loin de mon pays mais pas loin de la ligne de l’Équateur, avec celui que je connaissais à peine et qui me voulait dans sa vie, d’un commun accord avec sa famille. Allumer un feu sous la poêle avec un spaghetti parce qu’on manquait d’allumettes, remuer une recette qui venait de lui sous la chaleur accablante, en sueur, toujours en sueur, fatiguée de tout, ne comprenant rien à ce chapitre étrange de ma vie… Ces secondes, je les ai vécues et revisitées mille et une fois quand je suis rentrée en catastrophe de ce « voyage » – plus un « hors-temps » d’ailleurs en y repensant – croyant qu’à force de les épuiser soit je comprendrais ce qui m’était arrivé ou qui était cet homme, soit je finirais par croire que rien de toute cette histoire ne s’était réellement passée…

Il arrive qu’on croit ne jamais se repaître assez de ce qui nous a fait tant souffrir, que la vie finira par reprendre son cours, mais que l’esprit restera lui enfermé dans cette prison de la mémoire créée par ceux qui nous ont tout pris, ou presque. Seulement voilà, le temps vient à bout de tout et on oublie la personne même qui tenait initialement le spaghetti sec entre ses doigts. La libération accompagnée de la douce guérison de l’âme est arrivée il y a trois ans au bord de ces mêmes falaises, au rythme des mêmes vagues raclant les galets noirs, gris, blancs, sous le soleil timide d’un printemps prématuré. J’ai tout abandonné, tous ces souvenirs obsédants, toute cette emprise invisible de l’autre, toutes mes plaies encore à vif, toutes mes peurs de renouer avec la vie et avec les hommes, tout ce qui était confortable mais mortifère et un souffle de grâce a frappé contre les vitraux colorés de ma cathédrale intérieure. La lumière avait enfin sa place. Je savais que je finirais par oublier…

Il me semble, aujourd’hui, que la femme de trente-cinq ans que je suis, a dû tapoter l’épaule de la femme embryonnaire d’il y a trente-six mois – c’est court et long à la fois trente-six mois – en lui chuchotant juste au creux de l’oreille que tout finirait par passer et qu’elle était faite, conçue même pour la joie et non pour les larmes. Renouer avec les éclats de rires de l’enfance insouciante, cette période qui précède le temps des cadres, de la honte, de l’abandon, des multiples masques qu’on essaie jusqu’à ne plus reconnaître le contact de la peau rose sous la rigidité du velours, refaire le chemin en arrière, se réconforter et s’entendre respirer calmement, calmement et intuitivement.

Je ne puis plus endurer tous ces discours amers et extrêmes des femmes-anti-hommes, fruits d’une expérience malheureuse – unique ou cyclique – mais trop satisfaites de pouvoir s’y baigner encore et encore jusqu’à ce que la haine soit assez forte et tenace pour anéantir la moitié de l’humanité. Ces combats, qui deviennent ceux de toute une vie, masquent le chemin ardu de la guérison, chemin possible, j’en témoigne aujourd’hui. Retour à la simplicité et à la vérité dans une parole jaillissant du silence, silence que je me suis accordée quelques jours de l’année dans l’étreinte de la Création bienveillante :

« Mais il existe bien des façons de vivre, on trouve même diverses techniques pour atteindre la grâce. Et ces techniques ou moyens peuvent être cultivés. J’ai appris par l’expérience et par bien des exemples ou encore par les écrits de tant d’autres, eux aussi lancés dans cette quête, que certains environnements, certains modes de vie, certaines règles de conduite sont plus propres que d’autres à apporter l’harmonie intérieure et extérieure. Il est, en réalité, certaines routes qu’on doit emprunter. Simplifier son existence en fait partie. Je veux dire par là, mener une vie simple, choisir comme coquillage le plus léger à porter – faire comme les bernard-l’hermite. » Anne Morrow Lindbergh, Gift from the sea, 1955

Je vous souhaite de trouver votre coquillage de simplicité pour vivre avec un peu plus de légèreté…

LISE

ÉVEIL…

On parle beaucoup d’ « objectifs », de « résolutions » chaque mois de janvier de chaque année. Il en résulte un abonnement à la salle de sport, un régime, un coaching, une thérapie, ou bien une liste longue comme le bras du plan d’attaque parfait contre le grand méchant « Procrastination » !

La pensée m’est venue que le changement ou l’éveil est un processus bien plus sérieux, bien plus dérangeant et bien plus continu. A la fin du mois de décembre 2023, j’ai fini après un an de lecture, de mots griffonnés dans la marge et de passages soulignés deux à trois fois Quand la conscience s’éveille du prêtre jésuite Anthony de Mello. C’est une amie très chère qui me l’a offert au crépuscule de 2022 en m’assurant que ma vision de la vie, des autres et surtout de moi ne serait plus jamais la même, elle avait raison !

@ChristopherKing.photographie

Cette lecture comme d’autres constituent des dates-clés dans mon existence, mais uniquement si l’action de lire a été les prémices d’un changement intérieur bien réel et d’une traversée toujours nécessaire du désert, de mon désert, endroit absolument solitaire et brûlant où l’on accepte d’abandonner toutes les attaches faussement rassurantes, toute dépendance, toute habitude, tout conditionnement, toute fausse croyance, en bref tout ce qui définit « le vieil homme » dont parle la Bible pour aller à la rencontre d’une nouvelle vérité transformatrice et donc, d’une conversion.

Tony de Mello écrit : « Spiritualité signifie éveil. La plupart des êtres sont assoupis et l’ignorent. Ils sont nés endormis. Ils vivent dans leur sommeil ; ils se marient dans leur sommeil ; ils conçoivent leur progéniture dans leur sommeil ; et ils meurent sans même se rendre compte qu’ils ont passé leur vie endormis. Ils ne saisissent jamais le charme et la beauté de cette aventure que nous appelons l’existence. »

Il est bien vrai que nous ne sommes qu’une poignée à accepter le chemin de la transformation spirituelle parce qu’il est tout aussi vrai que nous ne savons pas être seuls. L’arrachement de la naissance nous a laissés dans un tel effarement que nous faisons tout pour ne plus jamais renouveler cette terrible expérience : le froid, la lumière aveuglante, la cacophonie, la séparation et la peur… La peur, face cachée de l’amour, du véritable amour, non pas de celui qui s’accroche et qui donne pour ne pas perdre, mais celui qui irradie naturellement sans même se rendre compte qu’il donne à l’autre, l’amour jaillissant de la plus grande et de la plus belle des libertés. Faites de moi un être libre et je saurai aimer : moi, Dieu et mes semblables.

Avant mon premier éveil spirituel, je me suis accrochée à une relation toxique, disons à tout un tas de relations toxiques par peur du froid, de la lumière aveuglante, de la cacophonie, de la séparation et du vide. Craindre de ne plus être aimé ou pas pour ce qu’on est réellement fait faire les plus grandes folies et finit par conduire aux plus belles leçons de l’existence, à condition que l’on accepte de traverser ce désert solitaire après avoir été consommé et consumé autant qu’il est possible. Quand je parle de relations toxiques, il s’agit autant du domaine amoureux que familial, amical et professionnel. La vérité est que personne ne veut vous « voir » pour qui vous êtes réellement et depuis toujours, on a juste besoin de vous comme sauveur des causes désespérées et l’attirance entre votre besoin d’être aimé et celui d’être sauvé en face de vous est si puissant que le lien est quasi automatique…

J’ai perdu ma voix, véritablement ma voix physique, j’étais plongée dans la stupéfaction et le silence tant j’avais vogué loin de moi-même et de ma voix intérieure. Ma psychologue de cette époque – époque que j’aime appeler « retour de l’enfer » ou « back from hell » (ça sonne quand même mieux en anglais) – m’a alors expliqué que mes extinctions chroniques de voix étaient le signe que j’avais perdu les deux : ma voix et ma voie. Combien elle avait raison ! J’ai parlé de tout ça dans mon premier roman Starry, starry night donc il ne me semble pas nécessaire d’y revenir. La conclusion est simple : j’étais sur le point de me marier en dormant, d’avoir des enfants en dormant, de faire plaisir à tout le monde en dormant, donc de vivre en dormant pour les trente bonnes prochaines années et ce faisant de mourir à petits feux… Il a raison Tony ! Quel visionnaire !

Aujourd’hui, je constate avec effroi que la plupart des gens que je rencontre sont endormis métaphoriquement parlant. Ils vivent mais par nécessité, par habitude, bien conditionnés pour mener la vie parfaite qu’on leur a inculquée. Ils font ce que leurs parents faisaient et eux-mêmes ont fait ce que leurs parents faisaient vingt ans plus tôt et ainsi de suite… La chaîne générationnelle peut bien être pourrie par les secrets enfouis et les blessures émotionnelles, ce qui compte c’est que la vitrine à offrir aux regards des passants soit propre et nettoyée chaque dimanche matin. Quelle tragédie ! Quelle prison ! Ne vous voyez-vous pas déjà taper la vitre violemment, y projeter votre souffle haletant jusqu’à ce que la buée produite par votre propre colère recouvre tout. Vous étouffez ? c’est certain !

Ce bon Tony dirait que c’est très bien que vous étouffiez dans le 8m2 de votre vie conditionnée car c’est le début du réveil ! Puis, il est temps de sortir et de découvrir le monde réel et non pas celui fantasmé à travers les récits angoissants qu’on a pu vous marteler toutes ces années. Il est temps d’abandonner la voie de l’auto-sacrifice qui ne fait des autres de vos débiteurs éternels, ou encore la voie de la rigidité qui fait de la peur son maître, ou bien la voie de l’enfant qui ne devient jamais adulte et reste à la maison certain que des loups l’attendent à la sortie de la propriété, ou encore la voie de la colère qui s’intime le changement par le dégoût de soi… Tous ces états sont ceux de la division, car on ne peut pas être un quand on est hors de soi, hors de la vie, hors du divin intrinsèque, donc hors de l’amour.

L’éveil spirituel est un état très doux. On y trouve le repos, la fin des conflits intérieurs irritants et donc des conflits extérieurs gangrenant le quotidien. C’est le refuge après une longue marche dans les sentiers froids et boueux de l’hiver, le feu de cheminée vous attend et un état de paix indicible. Peu à peu, le refuge devient le Patronus ou encore la pensée positive qui permet de voler sous les grains de magie de la Fée Clochette. C’est la bulle lumineuse dans laquelle je commence chaque journée pour ne plus être tentée de revêtir mon masque social de sauveur. Mon Patronus à moi, c’est une maison en bord de mer baignée par la lumière du matin, avec les vagues qui lui lèchent les pieds, l’air salin qui fait tout pousser et la solitude bénie.

J’ai construit ce refuge année après année et j’ai fini par trouver l’homme qui était prêt à le respecter. À l’inverse des relations toxiques, il existe des cercles vertueux : la lumière attire la lumière, la liberté, les êtres également libres, l’amour véritable des cœurs généreux, la mer le vent du large… Au début de notre relation, et ça m’arrive encore de « rechuter », je demandais constamment à mon homme s’il m’aimait, puis si c’était bien vrai tout ça, tout ce bonheur. J’avais encore peur de perdre, de le perdre ou de me perdre – la frontière est bien mince. J’avais envie d’aimer plus complètement, mais j’avais aussi terriblement peur. Peur de tout bouleverser, de vivre avec lui, peur du mariage, du changement, du chiffre deux (et on m’invitait déjà à passer à trois ?). Tony écrit que l’opposition entre le Bien et le Mal est en réalité une opposition entre l’Amour et la Peur. Tout ce qui est bon dans ce monde vient de l’amour supérieur et tout ce qui est mal de la peur, émanation du traître Ego.

Pour ma part, j’ai vécu bien trop d’années dans la peur et j’ai fini par la détester, cette fausse amie qui nous susurre que, grâce à elle, rien de terrible ne va jamais arriver. Au contraire, elle nous prive de tout, de la vie, de la paix, de l’amour par ce tourbillon des angoisses dans lequel elle nous plonge. Certaines personnes en tombent malades, leur état psychique n’y résiste pas…

Mais j’ai découvert une leçon de vie fort précieuse : la peur n’est qu’une illusion, un brouillard artificiel qui s’enfuit en un claquement d’espoir et de joie. Elle est une arme puissante des forces ténébreuses et des personnes qui nous entourent pour nous manipuler, nous assujettir voire nous annihiler. Il m’est arrivé de regarder la peur droit dans les yeux et elle n’avait plus rien à dire, tout sonnait faux.

J’ai alors décidé de me donner une immense vague d’amour et Dieu a démultiplié cette énergie positive pour me rendre complètement libre. Je sais aujourd’hui que rien n’est jamais acquis, rien n’est certain et tout peut changer, et c’est tant mieux et même les fameux nuages de l’Étranger de Baudelaire finissent par passer…

« Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »

Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869

Le désir de s’éveiller donne naissance à tant d’événements imprévus mais si beaux quand j’y pense ! Cependant, le réveil ne saurait plaire à tout le monde. Certaines branches ne résistent pas au vent du changement et aux mots vrais, ceux qu’on a trop longtemps tus par peur de déplaire. Je suis de plus en plus en paix face à cela. Chacun choisit et se doit d’être responsable de ses choix. Si la relation ne résiste pas au tomber de masque, c’est peut-être qu’elle n’était pas honnête et vraie, chacun jouait sa partition tout en étant imbriqué dans celle de l’autre et on répétait ce manège encore et encore sans être vraiment satisfait de cette mélodie grinçante.

Pour conclure, je dirais que nous devons plonger dans ces vagues de réveils successifs et je souhaite que 2024 soit encore une année de dépouillements : dépouillement des faux-semblants, dépouillement des croyances limitantes, dépouillement des conditionnements néfastes, dépouillement de l’Ego qui s’offense si vite et si fort. Je souhaite à nouveau rentrer en moi-même et prendre ma place dans la Création. Je souhaite renouveler les vœux que nous nous sommes échangés mon mari et moi dans cette pièce si privée et si lumineuse quelques minutes avant notre union, pas de témoins si ce n’est les Cieux souriants, pas de masques, juste nos âmes sincères que la vie avait durement éprouvées et nos cœurs libres et tendres. Je n’ai pas d’autre exemple de choix plus libre et plus conscient joint au tien que ce jour-là d’avril, mon amour. Nous continuons de nous choisir et d’apprendre à mieux aimer sans plus avoir peur.

Hier, j’ai souri sous un rayon de soleil inattendu de janvier en sortant de ma voiture et j’ai été baignée par l’amour de l’univers. Tout était bien et je le savais…

« La motivation qui nous conduit sur le chemin spirituel est de nous transformer nous-mêmes afin de pouvoir aider les autres à se libérer de la souffrance »

Matthieu Ricard, Le Moine et le Philosophe

LA VIE

On parle beaucoup et fort de « la vie ». Concept, tracé linéaire, chemin, succession de jours encore et toujours à l’infini d’une existence pourtant bornée. J’ai découvert que « la vie » pouvait également s’apparenter à un fluide coulant en nous, à une énergie insoupçonnée appelant à elle d’autres énergies de la Terre, alimentant notre souffle, nos cellules, notre corps matériel, notre corps émotionnel et notre corps spirituel.

Il y a quelques jours je roulais vitres ouvertes, l’air était chaud, je traversais un espace de verdure, d’arbres, de billes de lumière perçant les feuilles inégales, l’odeur terreuse montait au nez, ma peau absorbait le soleil d’été et je me sentais terriblement vivante… J’étais en paix et en parfaite harmonie avec mon environnement. Tant d’étapes avaient été franchies ces dernières semaines, tant de conflits intérieurs et extérieurs avaient été soldés, tant de Grâce m’avait été accordée que j’étais remplie de cet amour inouï de l’Univers. Amour qui ne se mendie pas, qui ne se monnaye pas, qui ne se dérobe pas, car on ne triche jamais avec la Création. Il est là tout autour de nous et je crois que c’est bien ça la vie dans sa plénitude au sein d’un monde si imparfait et asphyxiant parfois. Ces quelques minutes dans ma voiture, j’ai accueilli l’amour de l’Univers et je me suis sentie bel et bien hors du temps et hors d’atteinte. C’est une histoire entre Lui et moi et c’est bien comme ça, non ?

Je pense aux conseils voire aux exigences qu’on nous impose sur comment vivre, comment « mener sa vie » avec une certitude bien présomptueuse quant aux conséquences attendues et nécessaires. Pour ces personnes-là qui se disent « bien intentionnées » et « guidées par le souci, l’amour et j’en-passe », il n’existe qu’un seul chemin de vie, tout le reste est une erreur, un dérapage incontrôlé et la promesse d’un malheur…

Il ne viendrait à l’idée de personne que ces échanges musclés et guidés par « le souci, l’amour et j’en-passe » sont des manifestations d’une certaine manipulation psychologique et émotionnelle, une invasion dans l’espace privé du libre arbitre si nécessaire à la vie voire un comportement hautement abusif !

Il s’avère que ces individus donneurs de leçons guidés par « le souci, l’amour et j’en passe » sont en réalité totalement dépourvus de la vie dans son abondance et son courant enivrant, car quand on est rempli de cette énergie positive, on trouve enfin le centre de tout : son centre, celui de son être et de son existence et il est hors de question de l’abandonner pour envahir celui de l’autre.

Être vivant, c’est comme le berger Santiago de Coelho pouvoir parler le langage de l’Univers, dialoguer avec le vent du désert et les éléments et trouver ainsi sa place dans le grand tout. On prétend connaître et tout intellectualiser, mais en vérité on ne connaît jamais les êtres que nous côtoyons dans leur entièreté et leur mystère, ils nous sont offerts un moment pour que deux énergies vitales circulent librement mais ils ne nous appartiennent pas, nous devons alors admettre que nous ne savons rien, comme dirait Socrate, très peu sur nous et quasiment rien sur l’autre…

Ce jour est enfin arrivé où je suis rentrée en moi-même. L’humilité qui consiste à admettre qu’on ne sait rien devient un espace entrouvert où le langage de l’Univers, ce qu’on appelle « la vérité » peut affluer en nous, nous remplir, faire reculer les ténèbres et habiter le divin. Mais cette démarche suppose qu’on quitte le groupe pour s’entendre respirer, penser, se confronter à ses vieux démons de l’enfance, se voir dans toute son imperfection et sa faiblesse avant de mieux tout embrasser. Faire tomber le masque et ne plus jamais le porter pour plaire aux parents, au grand frère, à la grande sœur, aux donneurs de leçons, aux juges en cartable, à l’amoureux et j’en passe.

Puis le don nous est fait d’apprendre à aimer l’autre sans égocentrisme, sans fuite loin de nous-mêmes, sans faux-semblants. Deux énergies se frôlent et valsent ensemble à la perfection dans un glissement de peau à peau, des baisers sont soufflés, des caresses échangées et le Créateur sourit sur ses créations. La vie devient plus pressante, palpable, réelle et pleine dans le don échangé de l’amour. L’aimer lui sans tout savoir, sans vouloir tout savoir et sans s’accrocher par peur du vide. Pleurer après avoir crié le vrai et s’être souvenue de ce qui retenait l’énergie vivace des sens, faire entrer la vie, la sienne, la mienne et la nôtre dans le glissement des voiles tout contre la porte-fenêtre, aspirés par l’air chaud du dehors puis l’air chaud du dedans…

Clowns tristes

26 JUILLET 2022

Vous êtes assis(e) à une table de café, vous regardez le couple en face de vous et comme si cette occupation voyeuriste n’était pas suffisante, vous consultez votre fil d’actualité sur FB, puis Instagram, puis… Arrêtons-là, non ?

Vous vous roulez dans ce liquide collant, c’est forcément de la mélasse, que constituent le bonheur présumé d’autrui, la réussite d’autrui, la vie parfaite et sans nuages d’autrui, la silhouette sans cellulite d’autrui, l’intérieur « maison témoin » d’autrui, etc. etc. etc. Et ça peut durer longtemps, des heures, une journée, toute une vie…

Toute l’existence microfilmée d’autrui devient l’œil du cyclone intérieur, le point de rupture, le goût amer et insatiable de l’envie, de la frustration, de la tristesse. Dire que vous vous mettez dans un tel état pour… rien ! La vitrine que chacun crée sur les réseaux sociaux n’est pas plus réelle et consistante que celle des Galeries Lafayette et Printemps à l’approche de Noël.

Chaque perso est rembourré, chaque sourire est fabriqué, chaque éclairage est préparé, chaque décoration et « home » ginger bread ont été mille fois ratés avant d’être achetés à la va-vite au rayon « suédois » d’IKEA à deux minutes de la fermeture. Notre monde a fini par tout fabriquer, même le bonheur. Nous le consommons et le consumons d’autant plus facilement que nous espérons en avoir plus que les autres et plus souvent, de préférence.

Notre monde a fini par tout fabriquer, même le bonheur.

Vous avez beau être fin connaisseur de ces mécanismes de la société de consommation ultra connectée, il n’en demeure pas moins que vous finissez toujours par donner dans le drame quand vous croyez être le seul humain à accumuler les déconvenues, pas tout le temps, non, mais là ça fait quand même beaucoup…

Alors votre attention se fixe sur un ami, qu’il soit vrai ou supposé, FB ne fait pas la différence, qui lui/elle semble tout réussir à mesure que tout vous échappe : vous-voilà abîmé dans le rôle du looser intégral, également nommé « anti-héros » et l’autre, c’est votre double inversé, le winner, le véritable héros qui vient à bout de tout (sachant que son « tout » semble quasi « rien » en comparaison de votre « grand malheur ») et surtout de votre esprit « fair-play » !

Autrefois, le voyeurisme s’attaquait à vos stars préférées dévorées par les paparazzis du haut de leur Olympe. En principe, vous reveniez rapidement à la réalité.

Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont libéré la parole des « comme vous », ces « comme vous » qui semblent faire « mieux que vous » et ça, ça vous bouffe quoi que vous en disiez ! Les plus prolixes sont souvent les plus stupides sur l’échelle de Richter, on leur a donné le micro H24 et ils ne veulent plus le lâcher, ils ravagent tout sur leur passage et surtout le bon goût, la retenue, le mystère. C’est quasiment une atteinte à la pudeur !

Leur règle de vie est simple : ils achètent, ils achètent, ils achètent et ils le disent, ils le disent, ils le disent ou encore ils possèdent, ils possèdent, ils possèdent, puis ils vendent, ils vendent, ils vendent, eux-mêmes, leur image, leur dignité, leur vie privée et tout un tas d’autres mots en [é] (les pires rimes si vous voulez mon avis).

Leur patronyme devient un nouvel hashtag, l’équivalent d’une marque en pré-vente et leur famille, une série de plantes vertes pour habiller le décor virtuel de leur réussite, et surtout la réussite avec un grand « R ».

Donnez-moi une ligne un temps soit peu sensée à lire sur les réseaux sociaux ? Partout, c’est le règne de l’égo, un clown grotesque et presque triste qui est en fin de carrière et refuse encore de quitter les planches, les projecteurs plongent dans les ténèbres un à un, mais le clown refuse de rejoindre les coulisses, il n’est plus rien d’autre qu’un clown et il n’a plus personne pour l’applaudir, il attend sans savoir quoi exactement, il attend d’exister aux yeux de quelqu’un, faute d’exister à ses propres yeux qui ne savent même plus pleurer tant ils ont disparu sous le grimage écaillé.

Nous sommes entourés de clowns tristes, peut-être même en suis-je un tandis que j’écris cet article et dresse le portrait de mes contemporains avec trop d’ironie ? Plus encore que nos anciens, nous avons plongé dans un monde virtuel et dangereux où les acteurs principaux et secondaires sont impossibles à sentir et à toucher, ils ne sont que des images, souvent de très belles images, mais ce ne sont que des images.

Nous sommes tellement prompts à fuir la vie pour rejoindre celle des autres, véritable décor de cinéma digne de Judy Garland, aux frontières floues et déroutantes. Alors nous basculons dans le mensonge, celui des autres, le nôtre, celui des « puissants », pour devenir le clown triste et lunaire qui se rejette lui-même autant qu’il adhère à la perfection fabriquée d’autrui.

Quand je sens cette pulsion d’envie, d’insatisfaction, cette crise de larmes qui gronde dans la gorge, cet écran de fumée qui me coupe de tout ce qui pourrait me rendre heureuse, je quitte la terrasse du café, je me nettoie de FB et je rentre en moi-même. Retrouver l’instant présent qui seul est bien réel, suffisant et régénérant, car c’est de lui que part toute forme de vie, la vie et ma vie.

GRENIERS

Un jour, un ami à moi, retraité depuis quelques années, m’a expliqué : « J’ai pensé écrire sur ma vie, mais arrivé à mon âge, on n’a pas vraiment envie de regarder et de fouiller son passé et celui de sa famille, pour quoi faire ? ». Je percevais tout au fond de ses yeux l’image folle de sables mouvants prêts à l’avaler à la moindre tentative de retour en arrière. Pour quoi faire ? Ma foi, on a assez bien vécu ou survécu jusqu’ici, pourquoi diable remettre tout en question maintenant ?

Puis j’ai pensé à tous ceux qui font régulièrement des « pauses dans le grenier ». Je m’explique. C’est la fameuse scène qu’on trouve dans plusieurs récits de jeunesse : l’enfant escalade les marches interdites menant au grenier familial pour se faire une petite frayeur (histoire de pimenter des vacances d’été trop longues ou trop vides) et finit par y passer des heures au milieu de vieux meubles, de vieux jouets, de vieilles toiles d’araignées.

C’est là que Bastien trouve refuge au début de L’Histoire sans fin pour fuir les cours ennuyeux de ses professeurs, les regards moqueurs de ses camarades et mieux se plonger dans ce livre étrange dérobé chez le libraire, car n’est-ce pas une succession d’histoires sans fin qui attendent le pilleur de greniers ?

J’étais bien plus jeune quand j’ai moi-même arpenté le grenier bien ordonné de mes grands-parents qui contenait tout ce qui leur restait de décennies passées sur une île à l’autre bout du monde. J’ai passé ma main sur le couvercle poussiéreux de vieilles malles et cantines qui avaient contenu tout l’univers de ma grand-mère, tout ce qu’elle y renfermait d’années de mariage, de la succession des naissances, d’un confort bientôt abandonné, de larmes qu’elle avait refoulées mais qui s’étaient échappées pour mieux rouler sur la surface lisse et froide de la caisse.

On avait hissé les énormes cantines sur les autres marchandises du bateau et elle avait su qu’aucun retour en arrière n’était désormais plus possible.

Le grenier est une zone de repli, mais également un fantôme bien incarné du passé. Nous sommes à peine nés que ces histoires, ces joies et ces tragédies nous collent à la peau comme le sel se dépose sur tout notre corps après un bain de mer et s’y accroche pendant des heures.

Nous portons tous des histoires plus ou moins longues et plus ou moins révélées qui semblent nous définir et nous ancrer dans le monde des hommes. Parfois, ces histoires semblent s’être emparées d’une partie de nous alors même que nous n’en sommes pas les acteurs principaux et que nous n’arrivons qu’au cinquième acte.

On vous dira que c’est bien cela « avoir l’esprit de famille » ! Reproduire à l’infini des comportements destructeurs, mais justifiés, pour rassurer tout le monde que vous êtes bien du même sang, que vous prenez votre part de malédiction et que vous la transmettrez à ceux qui vous suivront.

Bien entendu, personne ne verbalise ce phénomène intergénérationnel de cette façon. Si c’était le cas, tout le monde conviendrait que c’est complètement stupide et passablement dangereux de construire sa vie sur les vieilles malles rangées dans le grenier dont vous ne connaissez ni la profondeur, ni ce qu’elles ont contenu, et pour être tout à fait honnête vous vous fichez bien de ces malles ! Alors pourquoi passer votre main sur le couvercle poussiéreux avec nostalgie ?

Voici ma réponse : il s’agit de dévotion. Vous entretenez le culte des aînés et des vieux meubles à la manière des Romains trimballant les statuettes de leurs ancêtres partout pour offrir des prières devant ces autels familiaux dix fois par jour. Nous sommes tous d’accord que ça ne les ramènera pas à la vie.

Mais ça fait de vous un bon héritier, un bon enfant, un bon frère, une bonne sœur, une bonne personne.

J’ai un scoop : ça fait juste de vous un antiquaire qui ne vend rien, un gardien de musée, le vigile imperturbable des réunions de famille plus statique et inerte que La Joconde elle-même, avec ce sourire consensuel qui veut tout dire et rien dire à la fois, bref, le genre de sourire qui rassure tout le monde sur votre engagement illimité à la cause familiale.

Nos aînés sont devenus intouchables et tout puissants tels les dieux capricieux de l’Olympe. Ils remportent tous les suffrages dans la tragédie du décès et obtiennent de façon posthume l’immunité diplomatique à jamais. Tel grand-père qui a été un homme particulièrement autoritaire et égoïste de son vivant devient un saint au jour de son inhumation et on répète à corps et à cris qu’il a toujours travaillé dur et donné un toit aux siens.

On décide d’un commun accord d’effacer l’ardoise et on tait la cruelle réalité : les blessures que les vivants continuent de porter au quotidien et qui contaminent toutes leurs relations. Les blessures qui viennent de l’enfance et qui nous appartiennent, comme celles qui nous ont été transmises et qui leur appartiennent.

Il est possible de passer toute sa vie dans le grenier sans jamais en trouver la sortie ou bien en étant effrayé de franchir le seuil, de verrouiller derrière soi et de retourner dans sa propre vie. Le grenier, c’est froid, douloureux, obscur, c’est un concerts de gisants et d’orants suppliants, mais c’est rassurant quand on n’a jamais rien connu d’autre.

J’ai croisé quantité de personnes qui se débattent dans leurs greniers familiaux et qui refusent d’en sortir pour toutes sortes de raisons.

La culpabilité : « j’essaie d’être une bonne fille », « je dois bien cela à ma mère après tout ce qu’elle a fait pour moi », « j’ai déçu tant et tant de fois ma famille, je ne peux pas leur faire ça… ».

Le chantage de l’amour : « personne ne peut m’aimer plus que ma famille », « je n’ai confiance qu’en eux… », « ils me disent ça pour mon bien, ils ne pensaient pas à mal », « ces choix leur ont plutôt bien réussi, alors pourquoi pas à moi ? ».

La vie par procuration : « j’ai accompli tout ce que ma mère a toujours désiré pour elle-même », « après tout ce qu’elle a fait pour moi, je lui dois bien ça », « je serais bien égoïste de ne vivre que pour moi » et j’en passe.

Il semblerait que dans l’imaginaire collectif un enfant porté, né, éduqué, nourri, instruit et conduit jusqu’à l’autonomie ouvre dès ses premiers cris un crédit illimité à la banque parentale. Il s’agirait quasiment d’un pacte de sang grâce auquel vous n’avez plus que des devoirs longs comme le bras pour rembourser une dette fictive, abusive et déraisonnable.

Je ne condamne personne, je ne crie pas à l’injustice pour les manquements, les erreurs et les abus perpétrés par bon nombre de parents, car après tout, nous sommes tous des survivants tapotant nos blessures toujours à vif et navigant clopin-clopant dans ce vaste monde. L’opposition, les blessures, les déceptions, les injustices sont inévitables, mais jamais définitives ou fatales. Nous avons bien plus de ressources que nous ne l’imaginons, un réservoir de vie et de guérison quasi miraculeux.

Je dis simplement qu’il est temps que l’omerta si répandue qui consiste à taire et à cacher les drames familiaux pour mieux déifier les parents et les ascendants doit cesser, que la vérité doit triompher pour que les âmes guérissent et s’emparent à nouveau de leur propre existence dont elles sont les seules responsables.

Je dis qu’il existe encore trop d’orgueil et de traditions qui brisent au lieu d’élever, que l’amour sert bien souvent à déguiser le contrôle et l’intolérance et que les émotions de chacun doivent être respectées et exprimées.

J’en ai fini avec ma maigre plaidoirie. Parlons de ce qui est concret, de ma vérité.

Je suis issue de générations de femmes en pleine mutation. Bébé de la fin des années 80, j’ai baigné dans la vague féministe et j’ai grandi dans une société sans dessus dessous. Je porte en moi, que je le veuille ou non, les non-dits de la génération d’après-guerre et les protestations assourdissantes de la génération de 68.

J’ai dû concilier les froids secrets, les traînées de larmes quasi disparues de la vieille malle chahutée jusqu’à l’autre bout du monde et les pancartes criardes de l’émancipation et de l’anti-homme. J’ai eu le tournis sur ce manège fou pendant des années, je ne trouvais ni ma place, ni ma voix. J’ai répondu à la règle d’or qui rassurait tout le monde du « j’ai-fait-ce-qu’on-m’a-dit » jusqu’à me taper violemment la tête contre le mur le plus dur et le plus haut de mon existence.

J’ai trouvé ce mur, moi aussi, à l’autre bout du monde en traînant à grosses suées mes propres malles lourdes des attentes, des blessures, des tristesses de mes mères et jetées à la va-vite par le rafiot de la vie sur une plage déserte.

Tout comme ma grand-mère était partie pour suivre son homme, tout comme ma mère était partie pour rejoindre le sien, j’étais partie pour retrouver un homme.

Je ne savais rien de la vie. Je ne savais rien des hommes, si ce n’est qu’ils étaient pour la plupart des femmes de ma famille source de déception. Comprenez-vous ce que cela signifiait ? J’avais beau être partie à l’autre bout du monde, j’étais, dans mon esprit, restée confinée dans le grenier de ma grand-mère, condamnée à reproduire éternellement la même histoire qui avait le goût d’un mauvais drame, d’un rite initiatique totalement stupide. Personne ne m’y avait obligé, on ne m’avait pas même invitée à le faire, j’avais tout organisé moi-même, j’orchestrais, je jouais, je chantais la symphonie discordante d’un bonheur feint.

Mais voilà, j’ai stoppé cette mascarade en plein vol, j’ai tout planté et j’ai crié longtemps, longtemps et avec force. Aujourd’hui, je ne peux même plus concevoir le visage de cet homme. J’ai oublié. Il a disparu, empilé sur les étagères du grenier de ma grand-mère. Il n’est qu’une histoire fantomatique aux contours flous qui surgirait dans la brume d’une œuvre de Hitchcock.

Tout cela m’est passé, car tout finit par passer dans la vie.

Il n’était qu’un simple courant d’air qui se devait de faire claquer la porte du grenier grimaçant que je refusais de quitter. J’ai poussé le verrou, descendu les quelques marches qui me séparaient de la terre ferme et la « malédiction » s’en est allée, les hommes dits « décevants » également.

Allégée des histoires qui n’avaient jamais été les miennes, des meubles et objets que personne n’était plus condamné à garder, je suis sortie et j’ai respiré l’air frais d’un matin d’été. Au seuil de ma vie, il y avait lui, l’homme à qui j’ai confié la plus belle part de moi-même, celui qui prend sur lui mes clartés comme mes ténèbres, celui que je décris comme « merveilleux » et qui ne cesse de me répéter qu’il n’est qu’un homme « normal ». Il est depuis toujours cet arbre majestueux autour duquel j’enroule mes racines dans un abandon qui ne me fait plus peur.

Nous nous voyons tels que nous sommes et nous aimons ce que vous voyons.

Il est difficile de comprendre ce genre d’amour, mais il existe. C’est comme aimer pour la première et la dernière fois. On se croirait à l’aube du premier jour pour le premier des hommes, débarrassé des vieilles malles, des « on dit » comme des « non-dits », des expériences malheureuses qui collent à la peau, des antiques malédictions… On se contente d’aimer et de le respirer un peu plus et un peu mieux chaque jour sur une plage vierge de toute empreinte hostile…

Variations sur Antigone

J’entends dire fréquemment que « c’est comme ça », « on n’y peut rien », « c’est le coup du destin », « je suis dans une impasse », « je n’ai pas eu ça », « je suis différent et je n’y peux rien », et ainsi de suite, et ainsi de suite… A croire que l’être humain s’acharne depuis la nuit des temps à s’enfermer dans un destin injuste et tout tracé, comme si la petite Antigone coincée entre les quatre murs du théâtre et de son palais ne cessait de nous hanter et de dessiner les contours d’une révolte intestine et familiale nous menant tout droit à la solitude et à la mort.

Après tout, ce n’était pas son affaire à Antigone d’aller enterrer son frère, leur guerre fratricide ne la concernait pas non plus, le suicide de sa mère, l’errance aveugle de son père, le gouvernement autoritaire de son oncle, rien de tout cela ne la concernait réellement. Embrasser ces causes perdues était pourtant si facile et si tentant, se laisser emporter malgré elle dans un tourbillon familial et dans une vie qu’elle n’avait pas choisie, histoire de ne pas avoir à décider, à choisir, non, glisser jusqu’au bord du gouffre où ont plongé tous les siens, où tout le monde plonge d’ailleurs, comme si le vertige, l’horreur, le sentiment d’être condamnée donnaient de l’épaisseur à son être et à sa vie.

Bien que nos épopées familiales soient bien moins chaotiques et mortelles, je remarque aujourd’hui que nous sommes nombreux à vivre et à continuer de vivre selon l’énergie et les choix de nos pères et par « pères », j’entends « parents, ascendants ». On vit pour eux, comme eux, par peur de vivre tout court. Bien souvent, nous n’avons même pas conscience de nous être faufilés dans la vie de quelqu’un d’autre, d’avoir endossé le costume d’une mère, d’une grand-mère, d’un arrière-grand-père et de frôler le sol moite et lisse d’une scène de théâtre obscure d’un pied hésitant sur un air entêtant et emportés dans une chorégraphie qui n’est pas la nôtre et que nous n’exécutons qu’approximativement parce que tout sonne faux, si je puis dire.

Il arrive qu’on soit ainsi dépossédés de sa vie pendant une bonne vingtaine d’années, tout en étant persuadés de rentabiliser le souffle qui nous est prêté. Comment alors imaginer que nous soyons portés par des pensées, des énergies, des vécus qui ne sont pas les nôtres ?

Le point de décrochage de ce destin que nous avions collé à notre peau s’amorce dès que nous observons avec stupeur l’écart abyssal entre cette vie et l’être intérieur, physique, émotionnel, complet que nous sommes réellement et depuis toujours. Une dissociation s’opère et un battement de cils suffit à nous montrer la vérité enfouie depuis si longtemps : nous n’avons jamais voulu sauver notre famille, les autres, nous n’avons jamais désiré cette relation dans laquelle nous nous sommes violemment absorbés, nous n’avons jamais accepté de nous diluer à l’infini, nous n’avons jamais aimé nous voir aussi diminués et muets aux portes des vents dominateurs et capricieux de ces autres qui ne se remettent jamais en question et utilisent l’empathie dont nous nous sommes couverts par peur d’être rejetés le jour où quelqu’un finirait par découvrir notre personnalité véritable et fantasque.

Un jour, je me suis posé cette même question : comment ai-je pu museler mon âme aussi longtemps ? comment ai-je pu ainsi m’absenter de la pièce froide et minuscule où je m’étais tapie ? comment ai-je pu m’oublier le jour même où mon devoir le plus important était d’entendre mes propres confidences et de me donner la main pour apprendre à marcher ?

Dieu n’a jamais voulu ça et n’en demandait pas tant.

La vérité est que nous sommes encore si nombreux, trop nombreux, à enterrer nos frères comme Antigone dans l’humidité rose d’une aube funeste, précipitant notre mort, celle de la vie que nous pourrions embrasser si nous rejetions des combats épiques qui ont déjà décimé des générations entières. Une lignée de malheureux, de proscrits, de non vivants, de sacrifiés ne nous supplierait-elle pas d’arrêter ce cercle tragique qui nous enferme dans la répétition des mêmes erreurs, des mêmes paroles, des mêmes émotions destructrices ?

Aux portes de la légèreté, de ce monde de lumière où l’on voit mieux, où l’on voit bien, nos pères ne nous diraient-ils pas de déposer leurs armures une bonne fois pour toutes ? d’être la joie si nous sommes joyeux ? d’être la vie si nous sommes vivants ? d’être la voix si nous sommes bavards ? d’être le pardon si nous sommes généreux ? d’être la nouvelle terre si nous sommes voyageurs ? d’être le chant si nous sommes inspirés ? d’être l’amour si nous sommes tendres ?

J’aime me répéter que nous sommes tout ce que nous désirons, que notre vie est donc la succession de nos désirs profonds, que tout change et nous aussi devons changer pour ce qui n’était qu’à peine murmuré autrefois. Ce que les autres ont désiré ne nous concerne plus, ce qu’il ont fait, nous ont fait n’est qu’un épisode ou détour clôt sur la route complexe qui se fait plus précise à mesure que nous emportons sable et graviers. Ce que nous redoutons devra être affronté, puis déposé au sol dans la cascade stridente et mécanique d’un heaume qui tombe avant d’être balayé.

Il m’arrive de planer à la fine surface de l’eau, sur le dos, les yeux perdus dans le ciel bleu de l’été, filtrant les quelques nuages cotonneux. Je sens alors que tout s’en va : mes douleurs, mes frustrations, mes vains combats, mes angoisses vaseuses, et puis celles des autres. Rien de ce que j’ai vécu n’était inutile. Rien n’est perdu. Rien n’est affublé du post-it « trop tard ». Je me relève alors dans une rafale d’eau et je sens la sève de la vie me chatouiller les orteils et remonter le long de la peau, cette enveloppe de peau qui absorbe tout, parle de tout, pleure et se fendille parfois, se reconstitue, s’adoucit, se fait la toile de la beauté, le verre éblouissant du soleil, cette peau qui empêche l’âme de s’éparpiller et de se perdre dans le vaste univers.

LISE

« Comprendre… Vous n’avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a dans ses poches au mendiant qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu’à ce qu’on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant. » Antigone

Les yeux fermés…

Winston Churchill a un jour déclaré :

« C’est une erreur d’essayer de voir trop avant. On ne peut s’emparer de la chaîne de la destinée qu’un maillon à la fois. »

Je crois que personne n’ignore l’heure grave qui a sonné aux quatre coins du monde et qui semble nous happer depuis des mois et des mois, comme si nous contemplions tous dans l’obscurité, les yeux hagards, l’immense horloge de l’humanité et ses aiguilles acérées inlassablement bloquées, trottant à l’envers pour mieux rebondir sur le même chiffre, toujours la même heure, toujours le même silence glaçant.

Cependant, cette horloge n’aurait-elle pas à nous dire, sous son cadran statique, que nous avions vécu négligemment et confortablement, dans une insouciance assumée et trompeuse ? dans les frasques d’une jeunesse tapageuse au bord d’un monde fragile qui se relevait à peine de guerres sordides ?

 A force de tout consommer, de tout consumer, de s’étourdir aux vins puissants des plaisirs, nous ne supportons pas la moindre privation, le moindre retard, la moindre journée à jeun.

Churchill qui a soutenu un long et douloureux bras de fer avec le Mal personnifié savait qu’on ne peut pas tirer la chaîne de notre destinée avant l’heure, connaître l’issue d’une bataille avant même d’avoir combattu. La vie ne nous offre qu’un maillon à la fois et à nous de faire nos choix avec ce seul et si infime maillon.

Patience, patience, patience, c’est bien ce que la vie nous enseigne au rythme des marées et des levers de soleil encore timides. Certes, nous sortirons de ces mois de ténèbres, mais l’état dans lequel nous en sortirons est une toute autre question. Choisissons-nous l’âpre amertume ? la brûlante frustration ? l’acide regret ? ou bien la douce confiance que l’horloge reprendra ses cycles martelés et ses solstices inespérés ?

Qu’aurai-je appris de ces jours de solitude ? de ceux embués sous le masque ? des instants de renoncement ? des pointes de peur ? de ces soirs me conduisant au dernier degré de mes forces et ballotant ma jambe dans le vide pour une dernière marche inexistante ?

Je sais aujourd’hui qu’il existe d’autres façons de vivre cette vie, que certains choix sont meilleurs que d’autres et que tout mérite ajustement et mesure.

Puis, il arrive que vous parliez à ceux qui étaient là avant vous, ceux qui ont encore le souvenir et les stigmates des conflits mondiaux, ceux qui ont quitté leur maison un jour d’exode dans une débâcle insoupçonnée, ceux qui ont vu la Mort se coller aux graviers d’une route dangereuse, ceux qui ont entendu les faucons ennemis bombarder champs et chemins déjà ensanglantés, ceux qui sont revenus et ont vendu ces images terribles au silence et à l’oubli collectif.

Nous sommes-nous considérés un instant meilleurs qu’eux ? Je veux dire, plus éclairés, plus sages, mieux protégés ? Pensions-nous que la Faucheuse s’était perdue dans le siècle dernier et qu’elle ne reviendrait pas de sitôt ? Qu’est-ce qui nous donnait le droit de jouir, jouir et jouir sans penser aux lendemains d’un monde saturé de tout et de tout le monde ?

Alors, le brave Horatius, le capitaine de la porte, parla :

« A chaque homme sur cette terre, la mort arrive tôt ou tard ;

Et comment l’homme peut-il mieux mourir que de faire face à de terribles difficultés,

Pour les cendres de ses pères et les temples de ses dieux ? »

Lord MACAULAY

J’ai parlé à ma grand-mère, une femme extraordinaire qui a travaillé toute sa vie des portes de la ferme au chevet de ceux partis trop tôt et depuis trop longtemps, celle qui aime sans compter et ne connaît que le courage, jamais la plainte. Elle m’a parlé des écoles fermées pendant la guerre, sa guerre, celle de sa jeunesse, de l’exode, du retour précipité à la ferme, de la peur de sortir quand l’ennemi patrouille, de ceux qui ont faim et qui ont fui Paris pour recevoir le lait et les œufs de sa mère, d’une nuit de peur à se tenir cachés et bien serrés, des mois qui passent, de l’attente, mais attendre quoi au juste ? une libération ? un retour à la vie d’avant ?

Il lui arrive encore de fermer les yeux quand elle parle des chemins déserts et bombardés, défigurés par leur lot de morts : « Tu sais, c’est pas beau la guerre, non, c’est pas beau… ». Fermer les yeux comme elle l’a fait enfant en traversant la route, fermer les yeux pour ne plus trop voir, pour vite oublier et survivre à la peur qui gangrène, tirer avec précipitation le rideau de la mémoire pour ne plus laisser ce même acte se jouer et se rejouer à l’infini, non, respirer et continuer à vivre.

Je regarde son doux profil et j’entends Churchill au Parlement. C’est l’heure sombre, celle du choix, celle qui refuse le compromis et annonce au peuple anglais qu’il faudra tenir et supporter les bombardements, celle qui promet le triomphe sous le regard de Dieu, mais pas le triomphe immédiat, celle qui signe la lutte et le retard de la vie « normale » telle qu’on l’imagine, l’horloge sonne enfin et le courage se lève derrière la radio.

« Le succès n’est pas une fin, l’échec pas une fatalité. Seul le courage de continuer compte. »
Winston CHURCHILL

Alors, j’ai fait le choix d’accepter, d’accepter tout ce qui m’était donné, tout ce qui m’était refusé, tout ce qui était retardé. Rien n’est jamais définitif. Tout change constamment sous nos yeux. Allons-nous garder ce qui ne pourra être vaincu : l’espérance ? Ou bien laisserons-nous cette armée de voleurs nous arracher la joie ? Je nous imagine traverser la grande route de notre exode intérieur les yeux fermés, armés de notre seule courage et de notre invincible espérance. Alors, une voix bien connue murmure à nos oreilles : « Ca ira, tu verras, tout passe, même cette journée, même cette année… »

LISE

Nouvel aiguillage

Il est possible de considérer notre vie comme une longue voie ferrée qui disparaît à l’horizon. On avance à pied sur cette voie et on enjambe rail après rail sans trop savoir combien notre voyage totalisera de rails ou de kilomètres.

J’ai traversé l’autre jour une voie ferrée complètement déserte qui serpentait au beau milieu d’une forêt. Au centre des traverses, j’ai jeté un regard en arrière et en avant et je me suis demandé combien de trains avaient défilé sur cet acier vissé au sol humide. J’ai pensé à ma vie, à toutes ces vies qui se formaient rail après rail sans même s’en rendre compte. Souvent persuadés que nous faisons nos propres choix, nous oublions que certains rails ne sont que le fruit d’une génération bien pensante ou plutôt mal pensante.

Je suis née à la fin des années 80 et comme beaucoup de femmes de la fin du siècle dernier, je suis le fruit d’une émancipation durement obtenue qui a posé les rails de mon chemin de vie. On m’a souvent pointé les défaillances des hommes, les mauvais traitements des femmes, la course à l’égalitarisme frénétique, l’orgueil de « faire carrière », le caractère accessoire de la maternité et la révolution sexuelle.

Par conséquent, toutes les « vraies femmes », c’est-à-dire et selon l’expression consacrée, les femmes qui réussissent, sont celles qui volent la vedette aux hommes, surpassent les hommes, remplacent les hommes et n’ont pas besoin des hommes.

Pour ma part, je trouve cette définition de la femme moderne « couteau suisse » peu attrayante et extrêmement dénaturée. Je vois les fruits de Mai 68 comme une armée de femmes soixantenaires totalement performantes, indépendantes et manifestement seules. Elles ont plongé avec délice dans la « liberté » sexuelle que cette nouvelle ère révolutionnaire leur offrait et, entre coup d’un soir, pilule du lendemain, avortement in extremis et bébé à emporter, elles ont perdu tout sens de la féminité et toute confiance dans les hommes.

J’ai beaucoup écouté et beaucoup observé ces dernières années, j’ai beaucoup marché aussi pour comprendre ce que cela signifiait « être femme » et de nouvelles pensées, de nouveaux rails se sont dessinés sous mes pieds.

La femme du XXIe siècle a perdu le pouvoir de « dire non ». Paradoxalement, elle est experte dans les bras de fer à l’étage des Ressources humaines, mais elle est totalement conciliante quand il s’agit de l’aventure d’un soir, du coup de foudre hormonal, ou bien d’être sponsor à plein temps d’un parasite qui se présente comme « homme en devenir ».

Croit-elle que tout accepter, tout donner et tout financer soit le couronnement des guéguerres féministes ? Pour moi, c’est un véritable esclavage moderne qui ne se dit pas, c’est l’abdication de la féminité et le renoncement à la vertu souveraine.

On nous a menti, on m’a menti très longtemps. Les livres avant-gardistes, les films porte-étendards du « girl power », les self-made-women nous ont sciemment et trop longtemps caché la vérité : ne pas dire non à cette société en état de dégénérescence accélérée, c’est signer sa propre désespérance. Être allées au bout de nobles idées pour se rendre compte qu’on est vidé de tout et de tout le monde, particulièrement des hommes dont on a fait nos propres bourreaux. Puis, en vouloir à tout et à tout le monde, se dégoûter soi-même, mais continuer d’être forte, du moins donner le change, pour se voiler la face quelques années de plus et éviter le triste constat que la révolution sexuelle, la soi-disant libération de la femme n’est qu’une autre forme de prostitution moderne.

Il n’est guère aisé de sortir des sentiers battus, de tourner l’aiguillage et de choisir une voie beaucoup plus étroite et totalement inconnue. Pour moi, cette nouvelle direction donnée à ma vie consiste à savoir dire non à ce que je n’ai pas choisi, à ce qui est rabaissant, non à la performance et à l’efficacité, non à l’auto-suffisance, non à la compétition avec l’homme, non au sentiment de supériorité qui a galvanisé une génération entière de femmes voraces.

C’est alors qu’un espace s’est ouvert en moi, aussi vide et mystique que la Piazza San Marco en hiver, je n’imaginais pas que les dalles et les arcades pouvaient devenir tout à coup silencieuses. J’ai compris que dans ce silence étrange, si nouveau pour moi, je pouvais remercier et recevoir. Il y avait enfin la place d’être femme et de respecter l’homme pour tout ce qu’il est et tout ce qu’il peut devenir.

Je reprends le chemin d’Eve, la première de toutes les femmes, et je fais le même choix qu’elle : c’est celui des douleurs de l’enfantement, d’un monde imparfait, des cailloux dans mes chaussures et non plus de la douce herbe fraîche de l’Eden glissant sous les pieds nus ; c’est celui des larmes occasionnelles, des regrets déchirants, des nuits de colère.

Pourquoi choisir une telle voie ? Parce que dans ce monde, dans cette vie, rien n’est immobile et parfait comme dans notre premier jardin, tout change et nous aussi, rien ne dure, les joies comme les peines, les succès comme les échecs. Tout passe, tout se transforme pour devenir plus complet et plus abouti.

Je choisis le chemin d’Eve, parce qu’il est celui des plus grandes joies, parce que lui seul peut me conduire aux rivages éternels, parce qu’il forme ma tendresse de femme, parce qu’il passe par Adam, mon Adam. C’est alors que j’ai emprunté les rails de l’Origine, l’origine de notre monde, de notre nature, de ce que cela signifiait alors être femme et être homme. J’ai su que loin de la compétition et de la confusion des genres se trouvait la vérité. Si je savais qui j’étais, alors je pouvais m’aimer, aimer Dieu et aimer mon homme…

LISE