12 FÉVRIER 2020

On pourrait croire que je me prépare à faire un remake de la trilogie de Stephenie Meyer, je vous rassure, il n’en est rien, encore que…
Dernièrement, alors que je zappais négligemment jusqu’à faire exploser « mon bouquet TV », un samedi soir, je suis tombée sur une émission bien connue qui fait passer pendant des semaines des auditions « à l’aveugle » pour débusquer non pas un, mais pléthore de talents, défendant la fameuse devise « Tout le monde peut-être un(e) chanteur(se) », ou encore « J’aurais voulu être un(e) artiste… » mais ça ne paye pas, c’est juste too late, mon gars !
Où en étais-je ? Ah oui, donc, la fille débarque sur le plateau, mais avant ça fait une rapide review de sa vie, une bande d’annonce en retard, quoi ! Ah ! cette génération d’influenceuces, de YouTubeuses, quel ego ! Bref, la fille se présente et justifie sa présence à l’émission de cette façon : « Je veux montrer, ce soir, qu’on peut ne pas être une victime toute sa vie ». What ? Tu débarques sur un plateau blindé, sous les projecteurs et devant des millions de spectateurs tu déclares de but en blanc que tu as subi des maltraitances dans ton enfance, puis tu hurles le « Je t’aime » de Lara Fabian.
Vous allez me trouver dure, une fois encore, mais où est partie toute la décence du monde ? Cela confirme mon analyse précédente des Millennials comme d’une génération qui ne sait pas faire la différence entre privé et public. J’irais même plus loin. La jeunesse croit aujourd’hui dur comme fer que pour retenir l’attention, être écoutée, gagner l’amour et donc se définir, il faut se convertir en victime, déchirer sa chemise et montrer toutes ses cicatrices : « Regardez, là, on m’a cogné(e), là, on m’a humilié(e), là on m’a tiré(e) par les cheveux, là, on m’a abusé(e)… »

Je sais bien qu’on a œuvré pendant des décennies pour délier les langues, faire parler les femmes maltraitées, les enfants victimes de sévices, les hommes humiliés, mais n’a-t-on pas ouvert une autre boîte de Pandore ?
Je m’explique. Une image vaut mieux qu’un long texte. Les médias le savent pertinemment et se nourrissent de ces témoignages filmés, de cette mise à nu permanente qui est censée faire avancer la législation, rompre le silence et surtout, il faut bien le reconnaître, faire vendre, faire monter l’audimat.
Alors ma question est toute simple : est-ce qu’on se nourrit, au XXIe siècle, du malheur des autres ? Est-ce qu’on renifle leurs blessures comme des vautours ? Est-ce qu’on est fasciné par la violence et la manipulation ? Être victime est-il plus vendeur qu’être fort et digne ?
S’il ne s’agissait que de paroles lancées sans réfléchir sur un plateau télé, la situation serait bien moins préoccupante. Il y a une contradiction pernicieuse soulevée par les associations féministes et les organisations de défense de femmes victimes d’abus : d’un côté, les affaires d’abus sexuels dans les domaines du sport, du cinéma, du théâtre ne cessent de nous exploser en pleine figure, chaque mois, dès que nous nous intéressons à l’actualité ; de l’autre, on multiplie les films et séries construits autour d’une relation toxique et on fait passer ça pour de l’amour !

On multiplie les films et séries construits autour d’une relation toxique et on fait passer ça pour de l’amour !
Certes, il est normal et attendu que la justice prenne au sérieux les révélations de femmes abusées dans leur jeunesse par des réalisateurs, des coachs, etc. Une fois encore on constate la force de cette solidarité féminine qui pousse une langue à se délier, puis une autre et une autre. Le courage de la première finit par gagner toutes les suivantes et c’est une avancée considérable pour la cause des femmes qui ne sont pas des objets de consommation, mais les maîtresses de leur âme et de leur corps.
Cependant, je condamne les journalistes et le showbiz qui se nourrissent de ces « affaires » malheureuses pour accrocher le grand public à la fange d’actes innommables qui font bien vendre ! Les victimes restent des victimes et ne seront plus connues à l’avenir que comme des victimes… C’est bien toute la réparation qu’on leur donne. On dilapide ainsi le nom comme autrefois d’autres ont dilapidé le corps et l’âme ! Je suis outrée !
Vous savez ce qui se passe quand une femme se rend au commissariat immédiatement après un viol, ou une tentative de viol : une fois les formalités, la déposition remplies, il est fréquent que la femme se rende à l’hôpital pour procéder à des examens médicaux évaluant les marques et séquelles du viol. Imaginez l’état de cette femme. La salle d’examen ne tarde pas à devenir une véritable chambre froide, une antichambre de la mort, parce que, oui quelque chose est mort en elle, n’importe quelle femme violée vous le dira. Objet inanimé, son corps est raide ou tremblant, les larmes coulent ou ne coulent pas, son cauchemar continue…

Alors, par respect pour toutes ces femmes dont le corps, l’âme et la vie ont été souillés par un homme vil, faible et immonde, laissons leur immense douleur reposer dans le dossier jaunâtre et l’oreille discrète des infirmières. Il faut que le bourreau soit jugé et puni, c’est évident, car il a en va du destin d’autres femmes. Mais j’ai bien envie de hurler quand je constate que, d’un coup de baguette magique le cinéma, Netflix, la télévision font endosser au bourreau le rôle du héros, à la victime celle de la femme amoureuse et soumise et à l’abus sexuel et émotionnel celui de l’Amour, avec un grand A.
Ça vient de sortir sur Netflix, une série en vingt épisodes, consacrée à une sorte de pervers narcissique et à sa victime : You. Ou bien la sulfureuse trilogie adaptée des romans de la britannique E. L. James par la réalisatrice Sam Taylor Johnson : Cinquante nuances de Grey, on va du sombre au plus clair, on n’y comprend rien, tellement c’est à vomir. Le plus honteux dans cette affaire, c’est que ce sont des femmes qui sont à l’origine de ce tas d’immondices, comme quoi on est capable du meilleur, comme du pire.
Dans un cas comme dans l’autre, la bande d’annonce m’a suffi, car je ne pourrai jamais, moralement, cautionner ces productions infâmes. Oui, ce sont bien nos Millennials qui sont les premières cibles de ces intrigues passionnelles débridées et mensongères. À une époque où le mot, la notion d’ « amour » est tellement galvaudée, où les parents laissent aux enfants et adolescents le soin de découvrir la sexualité par les séries, la pornographie et les vidéos suggestives concoctées dans un coin du collège ou dans une maison-fantôme vidée de parents toujours trop occupés, de morale et de repères existentiels, ces productions au départ doucereuses, puis terriblement érotiques, trouvent leur public.

Avec 365 221 entrées en France, Cinquante nuances de Grey est considéré comme le plus gros démarrage de l’année 2015. Alors on ne s’arrête pas là, bien sûr, si on peut continuer de se faire de l’argent sur le mensonge, le sexe, la manipulation et les abus, allons-y, Mesdames des studios ! Et ACTION…
Les associations féministes ont appelé au boycott du film avec la campagne #50dollarsnot50shades, autrement dit faites don de 50 dollars à une œuvre caritative destinée à aider les femmes victimes de relations abusives « comme celle que le film veut rendre glamour », plutôt que « de les dépenser en places de cinéma, baby-sitter, popcorn et boissons ». On dénonce alors « l’abus, la violence et les rapports sexuels sadiques », on montre combien les dialogues du film sont dangereux. J’en veux pour preuve la menace verbale faite par le riche bourreau – Christian Grey – à l’ingénue étudiante – Anastasia Steele : « Il fait très froid en Alaska et il n’y a nulle part où courir. Je te trouverai. Je peux tracer ton portable, tu te souviens ? »
Cette campagne est presque passée sous silence, une goutte d’eau dans la marée humaine déferlant dans les salles de cinéma. Il est alarmant de constater que nombreuses sont les adolescentes qui considèrent la relation sadomasochiste de Cinquante nuances de Grey comme un horizon d’attente. La violence sexuelle ainsi idéalisée, il n’est pas étonnant que ces mêmes adolescentes se plient au chantage malsain de camarades, amis FB ou followers leur demandant de se dévêtir devant l’objectif pour gagner quoi ? Quand allons-nous réagir ? Autrefois, on taisait tout, par peur des représailles, du bannissement social ; aujourd’hui on déballe tout et on transforme la perversion, la manipulation et l’abus sexuel en amour suprême.

Il est alarmant de constater que nombreuses sont les adolescentes qui considèrent la relation sadomasochiste de Cinquante nuances de Grey comme un horizon d’attente.
Les parents courent à la carrière et à une hypothétique reconnaissance sociale et le Ministère de l’Éducation n’a rien trouvé de mieux que d’enfermer les adolescents de quatorze ans dans une salle de classe avec une infirmière et une psychologue particulièrement incompétentes pour refaire leur éducation sexuelle qui se résume souvent à : « Écoutez, les enfants, un garçon est une fille et une fille est un garçon », puis s’en suit une liste interminable des pratiques sexuelles en tous genres, héritées de ces mêmes films et séries érotiques. Une fois le topos terminé, il reste bien quinze minutes avant la sonnerie, alors on la joue franc jeu : « Qui d’entre vous a un(e) copain(ine) ? Qui sait comment mettre un préservatif ? Qui a déjà eu des relations sexuelles ? » J’arrête là le catalogue de la bêtise éducative, c’est déjà lourd à digérer, nul besoin d’ajouter qu’on est loin des cigognes et petites abeilles du siècle passé…
Ce qui me gêne, voyez-vous, c’est que tous ces artifices cachent la réalité : un bourreau est un homme très faible qui s’engouffre dans les failles de sa victime hypersensible, résiliente, brillante, empathique. Cette relation finit par plonger la femme dans une grande dépendance, pas loin d’une addiction. Véritable chasse aux sorcières de notre millénaire, on traque les pervers narcissiques, on les voit partout, bien que les spécialistes affirment qu’ils ne constituent que 2 à 10% de la population, c’est déjà trop, vous me direz… Peu importe les chiffres, j’ai bien peur qu’on soit fascinés par la manipulation sous toutes ses formes et particulièrement dans le domaine amoureux. Croirait-on que les PN sont les sex-appeal et bad boys fétiches de notre société ? Célèbre-t-on la force dans la perversion ? Les aime-t-on parce qu’ils nous font devenir victimes et qu’on a enfin quelque chose à raconter ?

Croirait-on que les PN sont les sex-appeal et bad boys fétiches de notre société ? Célèbre-t-on la force dans la perversion ?
Je m’interroge et j’aimerais qu’on rende hommage à la résilience et non pas à la relation bourreau/victime. J’aimerais qu’on offre un répit à ces hommes et femmes qui portent en eux et sur eux une « cicatrice invisible ». C’est la blogueuse Mel qui m’a fait découvrir cette jolie expression dans un de ses articles :
« Vous voyez où je veux en venir ? Une blessure physique est un choc traumatique pour le corps et on peut dire que la relation d’emprise avec un ou une pervers narcissique est un choc psychologique d’une grande violence pour la personne qui le vit.
Comme lors d’une blessure physique, après cette relation, ce choc vécu pendant des mois et souvent pendant des années, le corps et l’esprit n’en ressortent pas indemnes.
Bien évidemment, après une relation avec un pervers narcissique, même si l’on a encore mal ou que l’on a eu mal, la cicatrice, la blessure, elle, ne se voit pas. Il n’y a pas de marque, pas de signal d’alarme qui rende les gens plus délicats et plus attentifs. »
Qui donc en parle de cette « cicatrice invisible » ? On préfère les gros titres, les romances perverties et les émotions exacerbées que le silence tout résilient de ces femmes et hommes qui empruntent le long et si solitaire chemin de la guérison.

Je me rappelle encore, et peut-être l’ai-je déjà mentionné, le gardien de la vieille église sur l’île de Procida, au large de Naples. Cet italien solitaire, homme de peu de mots, au teint buriné et animé d’une grande douceur, m’a fait visiter le toit délabré de l’église. Promontoire face à la mer indigo, ce toit était son refuge quotidien. Assis sur sa chaise, un livre à la main, un carnet ou la guitare du gitan posée tout à côté, le gardien de l’église a quelque chose de l’ermite des temps anciens. Il m’a montré les restes de l’abbaye à flanc de colline, l’île de Vivara, réserve naturelle abritant encore quelques vestiges et l’île d’Ischia. Le gardien de Procida a le regard apaisé d’un homme qui a passé des heures, des mois, des années à contempler la mer et la Création. Je n’ai jamais retrouvé une telle sérénité chez aucun homme ou aucune femme que j’ai côtoyé(e).

Ce qui me vient à l’esprit, là tout de suite, c’est que nous portons tous des blessures visibles et invisibles en cours ou non de cicatrisation. Il est possible que nous ne soyons plus jamais la même personne, à l’image de Frodo qui comprend, une fois rentré de sa quête et du Mordor, qu’il ne sera plus jamais le hobbit joyeux et insouciant qu’il était. Je pense à tous ceux qui déclarent comme Frodo que certaines blessures sont si anciennes et si profondes qu’elles semblent s’être emparées d’eux.

Nous portons tous des blessures visibles et invisibles en cours ou non de cicatrisation
Frodo prend un bateau en compagnie des Elfes pour gagner l’Ouest, quittant définitivement la Terre du Milieu. Nous ne pouvons pas tous partir et fuir notre passé éternellement. Je pense, quant à moi, que Frodo ne fuit rien, il trouve simplement sa destination. Il faut renoncer à la Fascination pour abandonner sa dépendance à un manipulateur ou à quelqu’un de tout simplement nocif. Il faut sonder son âme avec honnêteté, lâcher l’anneau dans les flammes de la Montagne du destin, rentrer en soi-même comme dans un trou de hobbit et exposer ses blessures, non à notre monde hyperconnecté et médiatique, mais à la chaleur et à l’amour de l’Univers, sur le toit en ruine d’une église chahutée par la mer capricieuse.

J’ai trouvé la Grâce à Procida, comme le vieux gardien de l’église, peut-être parce qu’il m’a transmis, sans un mot, un peu de cette sagesse ancestrale si nécessaire au cœur de l’Homme et si longtemps oubliée. J’ai marché des heures sur le sable noir de cette île silencieuse et ma blessure a accepté de se découvrir pour être nettoyée par l’eau salée et pure de la mer. Sortie de mes décombres, j’ai commencé à respirer et depuis, je n’ai jamais cessé d’inspirer à pleins poumons.

Savez-vous quelle est la première et récurrente question qu’on me pose après la lecture de mon roman Starry, starry night ?
« Dites, Lise, c’est votre histoire, ou bien… ? »
C’est dire combien notre société est friande de déballages personnels et émotionnels. On veut un visage sous mon chapeau, on veut des noms sous le « elle » et « il » de mon roman, on veut du vrai, quoi !
Chères lectrices, chers lecteurs, et si le Vrai était un composé de vies reliées par divers canaux invisibles ? Si mon « elle » était une symphonie de « elles » blessées et résilientes, si mon « il » un chœur criard de faibles hommes sans passé et sans avenir ? Cesserez-vous de lire mon roman ? Il n’y a ni nom, ni lieu, ni date pour échapper aux projecteurs, éviter la fascination dangereuse et parler à toutes les femmes. C’est là ma vérité et mon combat…

Et si le Vrai était un composé de vies reliées par divers canaux invisibles ?
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