Le Temps du Silence

13 DÉCEMBRE 2019

« Elle poursuivit comme si personne ne manquait. Comme si le calme était revenu dans son âme… »

Alice FERNEY, L’Élégance des veuves (1995)

Les femmes, les hommes, les enfants du siècle passé ont cultivé le Silence. Certes, ils ont traversé des guerres mondiales, le chaos politique, l’insécurité économique, mais ils vous en disent peu ou pas. Nos grands-parents et leurs parents ne se plaignaient jamais, ne se révoltaient même pas à l’idée d’avoir failli tout perdre, et peut-être perdu, et ce stoïcisme est si frappant qu’on se demande s’ils n’étaient pas perdus quelque part sur un coin de la banquise de l’Antarctique pendant que les troupes ennemies défilaient dans Paris.

Le danger était partout et le monde a changé si vite et si brutalement chaque décennie du XXe siècle qu’il n’est pas imaginable que nos ancêtres aient supporté l’incertitude, la violence et la mort sans sourciller, sans aucun dommage émotionnel et psychologique.

Adèle Bloch Bauer et son mari

Nous qui assistons à un déballage quotidien et malaisant des émotions de notre prochain sur les réseaux sociaux ne pouvons comprendre le Temps du Silence. Depuis l’assassinat de Kennedy, la mort de Diana, nous ne sommes que déballage émotionnel, larmes, effusions. Nous ne semblons jamais guérir de nos traumatismes, nous claquons un argent fou chez les psychologues, hypnotiseurs et psychanalystes (loin de moi l’idée de remettre en cause les compétences de ces professionnels) pour parler, déballer, sangloter…

Je m’interroge simplement : comment avons-nous pu passer du Silence pieux et des yeux secs aux Thérapies assourdissantes que nous faisons encore et encore avec nous-mêmes, c’est-à-dire sur notre mur, dans notre story, assistés par nos compatissants followers et accompagnés d’un torrent de larmes ?

Avons-nous trop caché et trop contenu ? Notre corps hérité de nos ancêtres se venge-t-il de toutes les larmes salées qui ont été refoulées ? Ceux qui sont morts appuient-ils leur front contre le nôtre dans l’Invisible de leur dimension nous suppliant de pleurer tout ce qu’ils se sont interdits ?

Certains avanceraient que la génération des Millennials montre une faible capacité à supporter les épreuves de la vie, les retards, les insatisfactions. Ils vivent dans l’instant, le monde virtuel, l’expression sans filtre de soi, les selfies à outrance et les cadeaux compensatoires des parents qui n’ont plus le temps de les voir grandir. Je crois qu’ils parlent beaucoup et montrent beaucoup d’eux-mêmes parce qu’aucune génération n’a jamais été aussi seule et mal aimée. De fait, ils ne savent pas trouver les mots justes et mesurés pour dire qui ils sont et ce qu’ils ressentent. Ils s’expriment, certes, mais sont bien incapables d’analyser leur dire et leur malaise.

Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Pour peu que leurs parents étaient très occupés, très au travail, très absents et très collés à leur écran, quel qu’il soit, personne ne leur a appris le Langage. Cela me rappelle deux couples attendant leur commande, assis nonchalamment dans le MacDonald. Je ne suis pas loin et j’observe « en double » la même scène. Le père est penché sur son Iphone, littéralement absorbé par l’écran lumineux, la mère sur le sien, ou bien s’agitant au comptoir, l’enfant dans la poussette gazouille, gémit, s’exprime, veut communiquer, mais personne ne lui répond, ou bien on lui aboie dessus.

Puis l’enfant grandit, il pleure encore, ce sont des caprices, des plaies non identifiées, une trop grande solitude, mais ses parents le croient en sécurité dans sa chambre où le monde et ses prédateurs rentrent et sortent par l’écran de son téléphone, de son ordinateur, de sa tablette. Il est ultra « connecté », il a bien retenu sa leçon, mais il est incapable de dire qui il est et ce qu’il ressent véritablement. Alors pour oublier ce grand vide dans lequel il perd pied, il publie beaucoup, il like beaucoup, il a besoin de dire qu’il aime les autres et de lire qu’on le suit et qu’on l’aime, que son existence ne passe pas inaperçue aux yeux des autres, 600 amis virtuels toujours connectés tout aussi déboussolés que lui…

C’est alors que le thérapeute intervient. Trouble du comportement, insomnies, alimentation chaotique, phobie scolaire, instinct de persécution, violence dans la Cour de récréation, hyperactivité, dys-quelque chose… On va le faire parler et l’écouter, on va lui apprendre la communication saine, on va essayer de le « stabiliser » et d’en faire un adulte pas trop amoché.

Notre société a ouvert la boîte de Pandore de l’Ego. Le Temps du Silence est bien révolu et les anti-dépresseurs fonctionnent à plein régime. Pourquoi ? Nous ne subissons aucune arrestation, aucune guerre des tranchées, aucun couvre-feu, aucune déportation et pourtant, nulle génération n’a été plus malade que la nôtre.

Vous objecterez : « Oui, mais avant, on ne le disait pas, on n’en parlait pas, on vivait avec… » Je vous l’accorde. Pas encore bombardés par les fictions hollywoodiennes éprises de couples parfaits et de l’amour qui triomphe toujours, se consomme avec le premier venu, se renouvelle sans cesse et justifie toutes les trahisons et pulsions égoïstes, nos ancêtres savaient très tôt que la vie est juxtaposée à la mort et que les quelques joies sont « très vite effacées par d’inoubliables chagrins » (Marcel Pagnol). Vous lisiez cette sagesse des Anciens dans le couffin vide de votre plus jeune frère qui n’avait pas survécu à sa première semaine sur terre, sur la médaille tachée de votre père mort au front en quatorze, à la clôture du champ désormais interdit vendu au rabais par votre mère, veuve à vingt ans. On vous avait pétri dans cette sagesse du « rien ne dure jamais » et la souffrance était ainsi votre héritage, votre dot, sans que jamais on n’en parle.

Maria Altmann devant le portrait de sa tante Adèle.

On ne savait pas parler de la vie, on ne pouvait que la vivre et la traîner dans les plis de sa robe, de sa chemise, robe et chemise cent fois reprisées et à jamais portées. On vivait par imitation, sans se plaindre, sans formuler la moindre frustration, à moins de passer pour une originale, une fragile. On vivait trop content de ne pas être mort prématurément et on taisait ce fourmillement intérieur qui pourrait bien encombrer le corps tout entier tendu dans les gros travaux, la moisson, l’élevage des bêtes, la mine, l’usine, l’enfantement périlleux…

« Dis, grand-mère, comment ta mère, comment ta belle-mère ont supporté de perdre leur mari à la guerre, leur enfant à la naissance ? Qu’est-ce qu’elles ressentaient ? Ont-elles pleuré ? Ont-elles surmonté leurs blessures ? Que disait-on d’elles au village ? Avaient-elles le corps abimé par la vie ? »

Rien, elle ne sait rien. « Tu sais, on ne parlait pas de ces choses-là. Elle est morte à quarante ans et personne n’en a jamais parlé. »

Rien, je ne sais rien. Ces visages à jamais voilés, à peine reconnaissables dans le coin d’une vieille photo prise de très loin. Un regard indéchiffrable et impassible, des rides, certes, mais c’est un parchemin illisible.

Je ne sais rien de ce Temps du Silence. Ces femmes n’ont rien écrit et rien dit. Leur vie est passée comme un rêve. Leur souffrance reste à jamais cachée dans leurs entrailles. Petits bouts de femmes jamais courbés, jamais désespérés, jamais inoccupés. Il est probable que la fatigue ne s’est fait sentir qu’au moment de partir, la main sur le comptoir et les yeux hagards, sans rien à dire, sans blessure à confesser, sans regret, peut-être soulagées d’avoir atteint le port où l’âme pourrait enfin se déplier et s’étendre dans la douce chaleur d’un été immobile.

J’oserais vous dire que je porte ces petits bouts de femmes en moi, sans le savoir, sans identifier ce qui vient d’elles et ce qui est de moi, ce que la vie nous a dédié et ce qui nous rapproche. Je ne pourrais même pas vous dire ce qui les rappelle dans mes traits et ma silhouette. Mais je serais tentée de penser qu’elles m’ont soufflé sur le berceau cette résilience à toute épreuve qui m’incite à « poursuivre comme si personne ne manquait, comme si le calme était revenu dans mon âme ». Alors quand j’éclate en sanglots et ris aux larmes, c’est mon cadeau à ces petits bouts de femmes, ce trop plein d’émotions qu’elles ont emportées prématurément avec elles, ce lien du sang qui n’est autre que l’onde de la joie et de la souffrance qui nous réunit.

Enfin, je me rappelle ce Temps du Silence et j’essaie de le retrouver quelquefois. Je m’exile, loin de mon univers connecté, je pars seule dans cette brèche imperceptible de l’Autrefois. Je fais silence, je vide mon esprit, les pieds clapotant à la surface d’une eau vierge et très douce et dans mon silence, je les entends, mes petits bouts de femmes, je les retrouve et nous parlons de tout ce dont seules les femmes ont le secret, de l’amour, de la vie, des larmes, des joies fragiles, du nourrisson chaud contre la poitrine, de l’homme insaisissable et si nécessaire. Lise note alors tout ce que ces petits bouts de femmes lui disent et elles ont beaucoup à dire, croyez-moi !

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