Clowns tristes

26 JUILLET 2022

Vous êtes assis(e) à une table de café, vous regardez le couple en face de vous et comme si cette occupation voyeuriste n’était pas suffisante, vous consultez votre fil d’actualité sur FB, puis Instagram, puis… Arrêtons-là, non ?

Vous vous roulez dans ce liquide collant, c’est forcément de la mélasse, que constituent le bonheur présumé d’autrui, la réussite d’autrui, la vie parfaite et sans nuages d’autrui, la silhouette sans cellulite d’autrui, l’intérieur « maison témoin » d’autrui, etc. etc. etc. Et ça peut durer longtemps, des heures, une journée, toute une vie…

Toute l’existence microfilmée d’autrui devient l’œil du cyclone intérieur, le point de rupture, le goût amer et insatiable de l’envie, de la frustration, de la tristesse. Dire que vous vous mettez dans un tel état pour… rien ! La vitrine que chacun crée sur les réseaux sociaux n’est pas plus réelle et consistante que celle des Galeries Lafayette et Printemps à l’approche de Noël.

Chaque perso est rembourré, chaque sourire est fabriqué, chaque éclairage est préparé, chaque décoration et « home » ginger bread ont été mille fois ratés avant d’être achetés à la va-vite au rayon « suédois » d’IKEA à deux minutes de la fermeture. Notre monde a fini par tout fabriquer, même le bonheur. Nous le consommons et le consumons d’autant plus facilement que nous espérons en avoir plus que les autres et plus souvent, de préférence.

Notre monde a fini par tout fabriquer, même le bonheur.

Vous avez beau être fin connaisseur de ces mécanismes de la société de consommation ultra connectée, il n’en demeure pas moins que vous finissez toujours par donner dans le drame quand vous croyez être le seul humain à accumuler les déconvenues, pas tout le temps, non, mais là ça fait quand même beaucoup…

Alors votre attention se fixe sur un ami, qu’il soit vrai ou supposé, FB ne fait pas la différence, qui lui/elle semble tout réussir à mesure que tout vous échappe : vous-voilà abîmé dans le rôle du looser intégral, également nommé « anti-héros » et l’autre, c’est votre double inversé, le winner, le véritable héros qui vient à bout de tout (sachant que son « tout » semble quasi « rien » en comparaison de votre « grand malheur ») et surtout de votre esprit « fair-play » !

Autrefois, le voyeurisme s’attaquait à vos stars préférées dévorées par les paparazzis du haut de leur Olympe. En principe, vous reveniez rapidement à la réalité.

Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont libéré la parole des « comme vous », ces « comme vous » qui semblent faire « mieux que vous » et ça, ça vous bouffe quoi que vous en disiez ! Les plus prolixes sont souvent les plus stupides sur l’échelle de Richter, on leur a donné le micro H24 et ils ne veulent plus le lâcher, ils ravagent tout sur leur passage et surtout le bon goût, la retenue, le mystère. C’est quasiment une atteinte à la pudeur !

Leur règle de vie est simple : ils achètent, ils achètent, ils achètent et ils le disent, ils le disent, ils le disent ou encore ils possèdent, ils possèdent, ils possèdent, puis ils vendent, ils vendent, ils vendent, eux-mêmes, leur image, leur dignité, leur vie privée et tout un tas d’autres mots en [é] (les pires rimes si vous voulez mon avis).

Leur patronyme devient un nouvel hashtag, l’équivalent d’une marque en pré-vente et leur famille, une série de plantes vertes pour habiller le décor virtuel de leur réussite, et surtout la réussite avec un grand « R ».

Donnez-moi une ligne un temps soit peu sensée à lire sur les réseaux sociaux ? Partout, c’est le règne de l’égo, un clown grotesque et presque triste qui est en fin de carrière et refuse encore de quitter les planches, les projecteurs plongent dans les ténèbres un à un, mais le clown refuse de rejoindre les coulisses, il n’est plus rien d’autre qu’un clown et il n’a plus personne pour l’applaudir, il attend sans savoir quoi exactement, il attend d’exister aux yeux de quelqu’un, faute d’exister à ses propres yeux qui ne savent même plus pleurer tant ils ont disparu sous le grimage écaillé.

Nous sommes entourés de clowns tristes, peut-être même en suis-je un tandis que j’écris cet article et dresse le portrait de mes contemporains avec trop d’ironie ? Plus encore que nos anciens, nous avons plongé dans un monde virtuel et dangereux où les acteurs principaux et secondaires sont impossibles à sentir et à toucher, ils ne sont que des images, souvent de très belles images, mais ce ne sont que des images.

Nous sommes tellement prompts à fuir la vie pour rejoindre celle des autres, véritable décor de cinéma digne de Judy Garland, aux frontières floues et déroutantes. Alors nous basculons dans le mensonge, celui des autres, le nôtre, celui des « puissants », pour devenir le clown triste et lunaire qui se rejette lui-même autant qu’il adhère à la perfection fabriquée d’autrui.

Quand je sens cette pulsion d’envie, d’insatisfaction, cette crise de larmes qui gronde dans la gorge, cet écran de fumée qui me coupe de tout ce qui pourrait me rendre heureuse, je quitte la terrasse du café, je me nettoie de FB et je rentre en moi-même. Retrouver l’instant présent qui seul est bien réel, suffisant et régénérant, car c’est de lui que part toute forme de vie, la vie et ma vie.

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