« Mais surtout, il y avait David »

20 mai 2019

« Mais surtout, il y avait David, le fils cadet, qui avait collectionné les écoles et autant, si ce n’est plus d’aventures. Il était beau, charmant, drôle et romantique… » Sabrina Fairchild

Planquée tout en haut de son arbre, Sabrina observe la fête des Larrabee, soirée somptueuse, mère dans tous ses états, fils aîné en pleine transaction commerciale, pendant que le petit dernier, David, fait valser toutes les jeunes femmes appartenant aux riches familles de la Côte Est.

Sabrina aime David depuis toujours et elle déclarera plus tard : « Je ne connais personne d’aussi parfait que David, même pas David ». Sabrina est la fille du chauffeur et elle s’en va pour étudier la mode à Paris. Son père espère qu’elle finira par se débarrasser de cette obsession pour le riche et insipide voisin d’à côté pendant ces quelques mois dans la Ville Lumière.

David est parfait, plus que parfait, parce qu’elle le voit de son arbre. Elle est loin de lui et elle le dévore des yeux. Elle donnerait tout pour prendre la place de cette femme muette qui croule sous les compliments habituels de David : « Ne vous a-t-on jamais dit combien vous êtes belle, votre sourire, vos yeux…ah… »

Quelques mois plus tard, Sabrina dansera elle aussi avec David, sur la même musique, il portera le même smoking et déballera les mêmes compliments. Tout ça parce qu’elle a changé de coupe de cheveux !

Sabrina anticipera ses moindres mots, ses moindres gestes, ses moindres invitations : « Ça ne peut être que dans le solarium… » et il répondra : « J’aurais dû vous prêter plus d’attention, je ne sais pas à quoi je pensais… ». « À vous », s’empresse-t-elle d’ajouter.

L’orchestre entame « How can I remember things that never happened… » et Sabrina se retourne vers David. Toute sa vie, elle a rêvé de danser ce slow avec David. Il la regarde et avec tendresse lui dit « Pour vous… ». Encore une coupe de champagne et une autre, Sabrina regarde au loin l’arbre où elle se hissait, jadis, pour voir David et projeter son reflet sur toutes ces femmes qui défilaient entre ses bras. « Et puis, je me réveillerai » se murmure-t-elle au moment où il l’invite à boire un verre dans le solarium.

« Et puis, je me réveillerai… »

Combien de fois ne me suis-je pas répété cette phrase ?

J’ai souvent préféré vivre un instant romantique parfait avec un parfait looser qu’une succession d’heures plates avec un homme sérieux. Il est étonnant de remarquer combien nous restons lucides lorsque nous faisons un tel choix. Nous savons que cet instant n’a pas d’avenir, puisqu’il est, par définition, coincé dans le temps par sa nature éphémère ; nous savons que l’homme en question aura épuisé ses molécules d’intelligence et de profondeur humaines au bout de trente secondes ; nous savons que nous allons perdre des heures de notre vie à reconstituer encore et encore cet instant parfait jusqu’à ce qu’il soit rallongé et cousu avec nos fantasmes tirés de romans, de films, d’une imagination débridée. Et pourtant, nous fonçons sans hésiter vers le solarium en priant pour que notre parfait looser ait pensé aux fleurs, aux chocolats, à la musique d’ambiance, au nœud pap et au sérum physiologique pour imiter les larmes. Car on n’aime rien tant qu’un grand baraqué qui pleure en énumérant nos charmes et finit par nous faire pleurer.

Vous, lui, moi, personne ne sait ce qu’est l’Amour, le vrai, le grand, l’éternel.

Du temps de mes grands-mères, l’Amour était rattaché au Devoir. Certes, on n’avait pas vraiment vu son fichu caractère avant le mariage et on aurait pu se dire qu’il y avait erreur sur la marchandise, qu’on n’avait pas signé pour ça, mais on restait. Il y avait les enfants, il y avait la morale, il y avait le devoir et il y avait lui qui était fidèle dans l’accomplissement de ses tâches d’homme. Il veillait sur la famille, il se levait tôt pour aller travailler, il économisait pour les vacances d’été, il était là. Chacun faisait de son mieux pour rester, to stay in and not out. Et quand les enfants étaient partis, on se rendait compte qu’on connaissait tout de l’autre, on l’avait vu dans toutes les situations, on connaissait ses plats préférés, l’odeur de son savon et de sa peau, ses petites manies, la place où il laissait ses chaussures, le son de sa voix, chaque nouvelle ride, l’empreinte de sa main dans la sienne. Je revois mon grand-père allongé à l’hôpital, les yeux fermés, les traits crispés par la douleur et ma grand-mère qui avait saisi sa main. Pas un mot, pas un baiser, pas une caresse, juste une friction, la chaleur de sa paume, une attention de chaque instant jusqu’à la fin. J’ai alors pensé : ce doit être ça le vrai Amour, rester quand on aurait mille bonnes raisons de s’en aller, rester et finir par aimer.

Aujourd’hui, l’Amour doit être un Symptôme sinon ce n’est que de l’amitié : ça vous tombe dessus, vous avez envie de l’embrasser, de le dévorer tout cru et quand cette passion s’éteint, il faut s’en aller pour la revivre ailleurs. Attirance, baisers passionnés, Tour Eiffel, selfie, couples scratch-scratch, puis glue-glue, restaurant à cinquante euros le couvert, roses rouges achetées dans le métro, violons crincrin chantant La Vie en rose et j’en passe.

Résumons : il nous faut une relation bien physique et mièvre à la fois. Résultat d’une déformation néfaste dispensée par cette armée de films romantiques où les couples se connaissent à peine, mais se dévorent les lèvres et les joues pendant un quart du film et les trois autres quarts, ils ne vivent que des expériences qui n’ont absolument rien à voir avec la vraie vie – le quotidien qui fait bien suer, les chaussettes sales de l’homme dans la salle de bain, les factures EDF et les dîners surgelés brûlés…

Après un lavage de cerveau intégral dans les salles de ciné pendant les dix-huit premières années de notre existence, nous entrons dans la vie adulte incapables de définir le véritable Amour et affamés de désirs trop précoces pour juger avec lucidité.

Un événement « romantique » nous tombe dessus, ce que Sabrina Fairchild appelle l’effet « solarium », et nous plongeons la tête la première avec tous les loosers de la terre. Soit nous recouvrons rapidement la raison, soit nous continuons de plonger, plonger, plonger dans l’espoir que les instants romantiques se répètent un jour ou l’autre.

Croyez-moi, je sais exactement de quoi je parle, on coud bout à bout les quarts d’heure romantiques – version originale – on se les passe en boucle, ce qui a le mérite de les rallonger – version longue – et on se noie dans une histoire sans lendemain, puisque le looser a déjà tout donné en quarante-huit heures. On reste en lui mendiant d’autres instants romantiques, il a son rire en coin, parce qu’il a déjà assuré ses arrières – une proposition de mariage – et on meurt à petit feu. Puis on se tire, on fout le feu à cette histoire, aux instants romantiques, à tout et on retrouve sa liberté.

Ma conclusion est la suivante : le féminisme à outrance a tué la femme et l’homme. La femme, parce qu’elle se croit obligée de jouer le rôle du mec – assurer la sécurité matérielle, pousser l’homme à la séduire, porter les packs d’eau, tout contrôler, tout organiser, tout régenter – et se berce d’illusions romantiques qui n’ont rien à voir avec l’Amour, l’aigrissent, l’obsèdent et la rendent envieuse.

Quant à l’homme, il est réduit à l’état d’un adolescent qui craint les femmes et ne sait pas par quel bout les prendre. Il lui semble qu’elles réussissent tout mieux que lui et qu’elles peuvent tout faire mieux sans lui. Il voudrait être le garant de la sécurité, mais la femme le fait déjà ; il voudrait lui bâtir une maison de ses mains, mais elle a déjà investi dans trois propriétés qu’elle loue et gère comme une chef ; il voudrait lui faire découvrir le monde, mais elle sillonne déjà le globe pour son travail ; il voudrait qu’elle lui parle de leurs enfants, mais elle n’en veut pas pour l’instant. Elle n’est jamais là et lui a déjà retapissé trois fois sa maison à elle.

Les instances éducatives martèlent la tête des enfants de cette grande vérité : le garçon est une fille et la fille est un garçon. On peut tout choisir et tout changer pour plus d’égalité. Félicitons-nous d’élever les androgynes de demain qui assisteront probablement à l’extinction du genre humain !

Au risque de passer pour ringarde et vintage, j’affirme que l’Amour, le vrai, ne se trouve que dans la Complémentarité, le Respect et le Temps. Le reste n’est que passion, illusion, égoïsme, contrefaçon et solitude. J’aime être femme et cela n’a rien de commun avec le fait d’être homme. Je m’accorde ma chambre à moi, comme dirait Virginia Woolf, j’y crée des mondes et c’est dans cette vérité intérieure que je m’avance vers l’homme pour lui offrir la douceur, la paume de ma main, les bras pour le serrer, le sourire pour l’apaiser et les enfants pour le prolonger à l’infini. La vie qui engendre la vie, c’est peut-être ça l’Amour, qui sait ?

CHRISTIAN OU CYRANO ?

Christian.

Bah ! on trouve des mots quand on monte à l’assaut !
Oui, j’ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés…

Cyrano.

Leurs cœurs n’en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?

Christian.

Non ! car je suis de ceux, — je le sais… et je tremble ! —
Qui ne savent parler d’amour.

Cyrano.

Tiens !… Il me semble
Que si l’on eût pris soin de me mieux modeler,
J’aurais été de ceux qui savent en parler.

Christian.

Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !

Cyrano.

Être un joli petit mousquetaire qui passe !

Christian.

Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane !

Cyrano, regardant Christian.

Si j’avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !

Christian, avec désespoir.

Il me faudrait de l’éloquence !

Cyrano, brusquement.

Je t’en prête !
Toi du charme physique et vainqueur, prête-m’en :
Et faisons à nous deux un héros de roman !

Qui ne connaît pas cette célèbre scène de Cyrano de Bergerac ?

Qui n’a pas pensé : « Mais enfin, si j’étais Roxane, bien sûr que j’aurais choisi Cyrano ! »

Ou encore : « Quel homme ! il aime en secret, il souffre, il parle dans la nuit sous sa fenêtre, il n’est qu’une ombre, qu’un long manteau qui traîne. Il avoue tout trop tard ! »

On aurait pu penser que le taux de « Christians » aurait fortement dégringolé après le succès de la pièce et celui des « Cyranos » meurtris aurait pris son envol.

Mesdames, il n’en est rien…

Quoi que vous en pensez, vous aimez les Christians, c’est plus fort que vous et les Cyranos, eux ne parlent jamais ou trop tard.

Cyrano, Rostand, c’est peut-être l’incarnation d’une voix lyrique toute faite d’idéal, de passion secrète, de poésie, de rêve.

À mon sens, les Christians causent plus mal que jamais à l’heure des réseaux sociaux et des textos.

Ils n’ont même plus besoin d’endosser la fonction de mousquetaire !

Un snap bien posté avec les biscotos, le vent dans le dos, la planche de surf sous le bras et une retouche de dernière minute qui coupe Maman dans l’angle mort. Eh voilà ! le tour est joué !

Christian reconnaissait qu’il ne savait que se taire devant les femmes, mais les Christians-Alerte à Malibu, eux, n’ont pas froid aux yeux. Ah ça non !

Ils vous embobinent à coup de « sa va ? », « ces ça » et « ont se voit la ».

Ils ont un abonnement illimité à la salle de musculation grâce aux étrennes de Maman, ils accumulent les cursus inachevés, les boulots d’été et les journées télé (oups ! jeux vidéos).

Le drame dans tout cela, c’est qu’ils ne savent pas aimer.

Ils voudraient bien que vous soyez la copie conforme de Maman (en plus jeune bien sûr) avec un programme complet : machine à laver, lave-vaisselle, aspirateur, serpillère, cuisinière et comptabilité.

Une femme toute équipée, en somme, avec un soupçon de tendresse et de patience pour l’aider à trouver sa virilité. « Aime ton chéri comme un petit garçon et tu feras un homme de lui ! »

Voilà la recette miracle ! Mais on arrête là, Mesdames, STOP à l’exploitation, vous n’êtes pas de l’électroménager vendu au rabais, parce qu’aucun autre gus ne passait par là le jour des soldes d’été !

Moi aussi je voulais tout contrôler autrefois, je n’ai récolté que des Christians-Alerte à Malibu à élever.

Plus j’en faisais, moins je recevais. L’instinct maternel ne fait pas d’eux des hommes, bien au contraire, ils retournent en enfance en empruntant le chemin de Benjamin Button. Vous, je ne sais pas, mais moi, je n’ai pas envie de bercer un nourrisson comme la pauvre Daisy !

Je crois qu’il y a une parcelle de Cyrano qui réside à l’état d’embryon dans chaque homme mature. Vous me direz, mais lui non plus n’entreprend rien ! Cyrano aime la Roxane idéale et il préfère ne jamais parler plutôt que voir cet absolu se faner avec le quotidien.

Aimer Roxane en bas du balcon sans être vu, c’est plus facile que mettre son âme à nu, se dépouiller du vernis de la maxime et prier pour qu’on soit accepté et aimé tel qu’on est.

Peut-être que Cyrano aurait fini par tout dire si Roxane avait montré sa fragilité, son besoin de tendresse et ses faiblesses. Elle aurait cessé d’être idéale et affreusement parfaite. Elle aurait eu besoin de lui, tout simplement et pas de Christian.

Ce ne sont là que de simples suppositions.

Enfin la conclusion, la voici : les Cyranos vous idéalisent et donc vous trouvent inaccessibles. Ils s’enfuient dans la nuit et laissent les Christians vous embrasser et vous épouser. Les Cyranos ont besoin de se sentir forts et utiles, parce que ce sont des hommes, pas des adolescents attardés.

Alors STOP au gaz asphyxiant plus communément nommé « instinct maternel ».

STOP à l’abrasif féministe « je n’ai besoin de personne ».

Et STOP au spray répulsif et collant « besoin de reconnaissance ».

Soyez des femmes, des vraies, faites-vous désirer, faites-vous cajoler, faites-vous aimer.

Et rappelez-vous que les biscotos ont une fâcheuse tendance à se transformer en graisse avec le temps, surtout si vous cuisinez comme Maman !