Les Nymphéas, Monet

27 OCTOBRE 2020

Je suis passée plusieurs fois aux Tuileries, avec des amis, seule, en été, en hiver, le cœur léger, l’appréhension au ventre avant un rendez-vous décisif, sans rien penser en particulier, juste pour respirer Paris d’un peu plus près.

Je savais que l’Orangerie et ses trésors seraient à découvrir un jour, mais pour l’instant, je ne faisais que passer à côté, probablement que je n’y étais pas préparée, que je n’aurais pas encore compris ce que Monet et Clemenceau avaient à me dire.

Enfin c’est arrivé. Je suis rentrée dans ce temple de la méditation au centre d’un des îlots routiers les plus fréquentés. Clemenceau savait, après l’Armistice, que Paris avait besoin de son sanctuaire nautique cachant des nénuphars d’une grande pureté.

Monet a conçu ces pans immenses de Nymphéas arrachés à sa retraite normande comme « l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage. » Je crois bien que c’est la première fois que j’ai vu une « peinture, sans dessin et sans bords » (Louis Gillet). Pourtant, j’ai parcouru des kilomètres de peintures au Louvres, au Met de New York, à DC, Ottawa, Montréal, Naples, mais jamais je n’ai vu un tel bijou artistique.

Chaque salle formée autour d’un puits de lumière généreux est une immersion dans le bleu de Monet, dans l’âme de Monet, dans la vie de Monet. Peu à peu, le visiteur comprend qu’il n’y a plus de ciel, plus d’horizon, presque plus de perspective ni de points de repère stables permettant de s’orienter, mais des limites ouvertement arbitraires entre l’espace réel et l’espace pictural…

Les jours longs, tourmentés, fugaces, heureux, paisibles et insaisissables dans la maison colorée de Giverny sont devenus des murs entiers tournant à l’infini autour de mon corps paralysé et fasciné par une telle beauté. J’ai fini par m’asseoir, le menton appuyé sur les mains tremblantes pour absorber les yeux écarquillés la Grâce que Monet m’offrait des décennies après s’être battu avec ses pinceaux secs.

A celui qui déclarait en 1909 : « les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là, selon l’exemple reposant de ces eaux stagnantes, et, à qui l’eût habitée, cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri… », je joignais mon souffle de vie et la paume des mains sur la surface rugueuse des vieilles toiles.

J’ai longtemps cherché une création qui révèlerait le plus fidèlement possible les mouvements imperceptibles de l’âme humaine. Comment mettre des mots, des formes et des couleurs sur ce qui est en perpétuel changement, sur ce qui pleure et rit sans transition, sur ce qui aime puis s’empourpre, sur ce qui s’élève et se détruit… Je sais bien que moi-même je ne fais qu’effleurer sous mes mots les flux colorés et bouillonnants de la conscience.

J’ignorais alors que Les Nymphéas m’attendaient sans me bousculer, sans s’impatienter pour révéler ce que j’avais si longtemps imaginé. Monet m’a montré ma colère dans le rouge sang des roseaux, ma joie dans le jaune incandescent du ciel de fin d’été, ma tristesse dans le gris du saule-pleureur grimaçant, ma peur dans le bleu sombre de l’eau stagnant au pied des nénuphars et ma paix dans ce bleu limpide mouillant la surface de l’eau des canaux.

Monet s’était acharné des heures et des heures dans ses jardins de Giverny, seul dans sa barque, sur ses ponts, au rez-de-chaussée glacé de la vieille ferme devenue maison pour attraper son âme, toute son âme créative, insatisfaite et indomptable glissant sur le miroir des étangs verdâtres et s’accrochant aux arbustes riants, mais refusant de poser pour son maître-peintre.

Un jour, Monet s’était trouvé vainqueur. L’âme avait plié et accepté de couvrir de son ombre sublime la toile rugueuse, de quitter le créateur pour habiter la création. Monet ne pouvait plus mourir, il était immortel et partout dans l’Orangerie, il était devant moi et il me montrait de son vieux doigt noueux et taché de peinture à l’huile ce qu’était la vie, la naissance, l’art et la mort.

J’aurais voulu ne jamais quitter Les Nymphéas et leur jardinier prodigieux : « Et, à fleur d’eau, dans la tiédeur de la nappe dormante doucement chauffée, des Nymphéas ouvraient leurs étoiles roses » (Emile Zola). Fleur des Nymphes qui nous rappelle que chaque nuit est une petite mort et chaque matin une renaissance inespérée.

J’ai pensé alors que ma vie n’avait pas été aussi chaotique. Combien de fois avais-je appris à renaître de mes cendres après un crépuscule inquiet ? Combien de lumière avais-je absorbée avant d’en manquer ? Combien d’heures avais-je créé avant d’oser parler ?

Monet savait que nous aurions tous besoin d’une eau limpide et toute puissante où plonger notre visage sans y tomber tout à fait. On craint beaucoup de contempler son âme par peur d’y trouver un monstre hideux qui aurait supplanter l’innocence jeunesse. Si Oscar Wilde nous a appris quelque chose c’est bien qu’il vaut mieux regarder son portrait intérieur régulièrement et apporter les coups de pinceau nécessaires plutôt que la laisser s’emparer de nous, bien cachée derrière le rideau de brocart usé d’une tour déserte.

J’ai trouvé quelques lieux de paix dans ce monde qui sont la pendule de mon âme. Le Temps s’écoule trop vite pour certains, pas assez pour d’autres, mais la vérité commune à nous autres mortels, c’est qu’il s’écoule quoi qu’on en dise. Tout change en permanence, et nous aussi devons changer si nous ne voulons pas sombrer.

Monet lui-même a montré que son jardin, ses étangs, ses nymphéas changeaient constamment au rythme de son âme et sous les glissements de la lumière.

Rien ne nous interdit d’arracher un moment à la mort du jour et de le recréer encore et encore sous nos doigts créateurs que Dieu a modelés pour qu’ils modèlent un jour le monde…

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